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Sunday, May 31, 2020

III - Le Symbole de la Pomme

Après avoir évoqué l’impact et la diversité du symbole sur l’être humain, il peut sembler utile de considérer l’image, en apparence bénigne, d’un fruit commun, pourtant universel, à savoir la pomme.
L’apparence physique de la pomme présente une telle simplicité graphique que même un tout jeune enfant peut en dessiner la trace sur une feuille de papier. Tant et si bien que ce jeune enfant peut très bien être “haut comme trois pommes”. Comment donc ce simple fruit a-t-il pu devenir un symbole aussi omniprésent que discuté? Notons tout de suite l’intervention du nombre impair trois, dans l’expression imagée de la langue française. Il s’agit d’un chiffre clé, particulièrement récurrent dans la mythologie grecque.

La forme arrondie et lisse de la pomme avec sa petite tige émergeante, en fait un objet facilement repérable. Il s’agit là d’une constatation physique. Vient tout de même s’y ajouter l’élément de la couleur. Une pomme peut-être jaune, verte, rouge, tout en restant le même fruit. Elle s’affuble d’une foison de variétés biologiques: Golden, Fuji, Api, Reinette, etc… En bref, la simplicité est une première apparence, appartenant au monde concret de la physique.

Édouard Manet: Pommes
Car, force est de constater, les forces abstraites de la métaphysique sont venues s’en emparer. Cette simple pomme inoffensive, que l’on aime à croquer dans sa chair ferme, prend tout à coup une aura mystique inattendue. 

Bien entendu, la référence sous-jacente en est la Genèse biblique, celle de la création du monde à l’aube de l’Humanité, du moins dans le monde occidental. Ceci nous mène à évoquer l’aspect ésotérique. Cet objet, tout rond et lisse, ne serait-il pas une évocation originelle de l’œuf primordial de la création de l’Univers? Quand on tranche une pomme en deux morceaux, des pépins y sont visibles au centre. Ce sont là des germes noirs de multiplication, tranchant sur la blancheur intérieure de la pomme. C’est ici qu’intervient l’élément de la dualité physique du monde, partagé par l’opposition du blanc et du noir, au même titre que le symbole du Yin et du Yang.
De fil en aiguille, on en vient à évoquer le mythe de la genèse. Pour rester sur les fondements de la culture occidentale, il faut en considérer trois: celle de l’Égypte pharaonique, de la Grèce antique et enfin celle de l’Ancien Testament biblique.

1.La genèse égyptienne. Dans l’abysse primordial de l’Égypte pré-pharaonique des peuples paléolithiques de la Vallée du Nil, le monde s’est créé quand la première terre émerge du chaos marin originel appelé Nun [ou Nu], signifiant “les eaux primitives”. Cette première terre, appelée Ma’at (signifiant “ordre”) est associée au limon du Nil à l’origine de la Vie. 
Au travers du mythe, on retrouve tous les éléments traditionnels d’une cosmogonie: le chaos, l’ordre, l’œuf primordial, la féminité de
Uraeus: signe protecteur de Pharaon
la terre, l’eau comme initiatrice de Vie, et même la glaise qui servira à pétrir l’Homme. Puis ce mythe de la création s’enchaîne sur une théogonie. Alors apparaît, assis au sommet d’un mont [benben], le premier dieu créateur appelé Atem [ou Atum, tm signifiant “compléter ou finir”] émergeant du Chaos sous la forme d’un Serpent et qui crée le premier couple: le dieu Shu et la déesse Tefenet [ou Tefnut], eux-mêmes géniteurs de la lignée des dieux.
Shu (“celui qui se lève”) est le dieu de l’air et du ciel, tandis que sa sœur et compagne Tefnut (‘cette eau”) est la déesse de l’humidité (rosée ou pluie) Dès lors, on y trouve les symboles universels inhérents à l’Homme: le néant, l’eau, la montagne, la glaise et la féminité terrestre, le premier couple, le ciel et la terre, en d’autres termes tout ce qui constitue l’œuf primordial.
L’image du serpent, comme tous les autres éléments, n’est pas sans rappeler la genèse biblique. On est d’emblée en présence d’un signifiant qui peut apparaître avec des variations, mais au travers duquel le signifié est étrangement identique à bien d’autres mythes de la Création.
Il semblerait, à première vue, que cela nous éloigne du thème de la pomme. Ce serait oublier que la rotondité du fruit l’assimile au cercle cosmique et donc à l’univers des dieux. 
Il faut donc poursuivre le récit de la théogonie égyptienne. 
Environ, 3000 ans av. J.-C., un peuple sémitique venu du nord-est envahit l’Égypte et réunit la Basse Égypte avec la Haute Égypte, introduisant le culte d’un dieu solaire appelé Ra (ou Ré). C’est ainsi que le premier pharaon Osiris fait son apparition en tant qu’incarnation de Ra. 
Amun
Le disque solaire prend dorénavant une place prépondérante dans le culte égyptien. Le périple journalier du dieu Ra se fait sur la barque solaire selon trois cycles: le lever, le midi (point le plus haut) et le coucher. Un cycle qui ressemble aux âges de le vie des mortels: la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse. Mais ce cycle de lumière représente une moitié de l’œuf primordial. Au jour succède la nuit. La dualité est l’image de l’union des contraires, qui elle fait la Vie. Or les éléments de ce mythe créateur corroborent ceux des autres mythes.

2.La genèse grecque. Les Grecs ont emprunté une partie du savoir des Égyptiens. Même si leurs mythes déploient une conception qui leur est propre, on y retrouve quelques similarités troublantes.
La notion de Chaos originel est également présente. Le terme vient lui-même du grec ancien [Χάος / Kháos]. Peu à peu, ce vide cosmique va s’organiser en générant deux entités opposées: Erebus, le géniteur de l’obscurité et Nyx, génitrice de la nuit. Leur union donne naissance à Hemera, le jour et Aether, la lumière. Simultanément, le chaos cosmique apporte deux autres concepts: Gaia, la terre, et Tartarus, les profondeurs souterraines de la terre. Ces divers principes élémentaires prennent une nouvelle tournure lorsque Gaia donne spontanément naissance à deux fils: Pontus, la mer et Ouranos, le ciel. Puis Hemera et Aether donnent naissance  à Thalassa, la contrepartie féminine de Pontus, la mer.
Ainsi se mettent en place tous les systèmes binaires des opposés caractérisant la Vie: l’obscurité et la lumière, la nuit et le jour, la terre et le ciel, l’océan et la mer, le principe mâle et le principe femelle. Ce sont là quelques uns des principaux éléments de l’œuf primordial qui se scinde en deux moitiés, destinées à être complémentaires et former un tout.
La mise en place de cette cosmogonie initiale précède, comme il se doit, la naissance d’une théogonie avec l’apparition des premières divinités. Il n’y a pas lieu, à ce stade, de s’étendre davantage sur la mythologie grecque, sauf de mentionner un épisode utile concernant la mise en place des Olympiens par le Roi des Dieux, Zeus, régnant sur une montagne sacrée, le Mont Olympe. Un simple fait symbolique qui souligne également le concept universel de la montagne.

La mise en place de l’ordre cosmique semble s’étendre de manière plus conséquente dans la mythologie grecque. Bien qu’il existe déjà un dieu du Soleil (Hélios, Ἥλιος) et une déesse de la Lune (Séléné, Σελήνη), il faudra attendre un 3e âge des dieux pour solidifier cette conception et rejoindre d’une certaine manière la mythologie égyptienne.
Un jour, le dieu olympien Zeus (Ζεύς) s’éprend d’une nymphe Titanide, appelée Leto (Λητώ). Il arrive à déjouer la jalousie d’Héra (Ἥρᾱ), mais quand cette dernière apprend que Leto est sur le point d’accoucher, elle lance une malédiction divine pour empêcher à tout prix cette naissance. Grâce à l’aide de Poseidon (Ποσειδῶν), frère de Zeus, l’île déserte de Délos, lui offre un lieu où se poser pour donner naissance à deux jumeaux: Artémis et Apollon. Par la suite, Artémis (Ἄρτεμις) assistera Seléné pour conduire le char lunaire, et Apollon (Ἀπόλλων) deviendra le conducteur du char solaire. Tous deux reçoivent les mêmes attributs: un char, un arc et un carquois armé de flèches. (Les Grecs semblent avoir une prédilection pour le chiffre trois). Mais ces “outils” sont en or, pour Apollon, en argent, pour Artémis. On retrouvera les éléments de ce mythe par la suite.
Botticelli: Primavera (Le Printemps)
Voilà pourquoi la lune est un mot féminin dans la langue française, tandis que le soleil est un mot masculin. Sur un plan culturel, on constate que la barque solaire de Ra, en forme de coupe ou de croissant, est remplacée par un char dans le mythe grec. Il est vraisemblable que ce sont là des éléments purement conjoncturels. La barque était le moyen utilisé pour se déplacer sur le Nil de la Haute à la Basse Égypte. Dans la Grèce antique, le char permettait quant à lui de se déplacer sur terre; mais il l’était dans les airs aussi pour les dieux. De manière plus prosaïque, le mythe du Père Noël utilise un traineau en substitut du char! Le mythe égyptien se rattache davantage à la conception des deux moitiés de l’œuf originel. Le mythe grec insiste un peu plus sur la complémentarité des opposés pour créer l’ordre. Ceci dit, pour se mouvoir, la conception du char nécessite au minimum deux roues. Or, le symbole de la roue n’appartient-il pas aussi à l’Inde védique?
Dans le mythe grec, les deux jumeaux olympiens sont les conducteurs des chars du jour (l’or) et de la nuit (l’argent). La parenté renforce l’idée de complémentarité entre le principe masculin et le principe féminin. Apollon, dont les attributs sont multiples (musique, art, poésie, chant, beauté masculine) est qualifié de dieu du Soleil et de la Lumière. Dans la conception de la philosophie grecque, cette ‘’lumière” est celle de la connaissance. On retrouve ici l’origine des expressions françaises du “Siècle des Lumières” ou bien de la “Ville-lumière”.
On pourra arguer que cela a toujours assez peu de rapport avec le concept du symbolisme de la pomme. Dans la mythologie grecque, cette pomme, symbole de discorde et de jalousie, apparaîtra un peu plus tard dans le Jugement de Paris, qui aura pour conséquence l’origine de la Guerre de Troie. Il est également présent dans le mythe d’Hercule, dont l’un des douze travaux sera de se rendre au Jardin des Hesperides où poussent des Pommes d’Or. Or les Hesperides sont les filles d’Atlas dont la punition est de porter le monde sur ses épaules. 
On retrouvera ultérieurement cette association d’images symboliques dans le mythe celtique, par le biais d’un poème célèbre de W.B. Yeats (1865-1939).
Il convient à ce stade d’ajouter la remarque suivante. Le pommier est un arbre des régions tempérées, que le climat égyptien ne saurait connaître dans son espace géographique. Il faudra donc considérer comment cette connexion s’opère dans les étapes suivantes.
Il semble tout d’abord utile de rechercher le contenu ésotérique de la pomme, souvent perçue comme étant un objet de tentation pouvant être “défendu”, une conception - on le verra - assez discutable. On est toujours en présence de deux opposés complémentaires: d’une part, un signifiant, de l’autre, un signifié. À vrai dire c’est l’essence même du symbole [mot grec, σ́υμϐολον sumbolon]: joindre les deux parties d’un tout.

Dans la conception judéo-chrétienne du monde occidental, le symbole de la pomme tient une place de choix. Le terme “choix” semble particulièrement approprié. Car il s’agit d’une image faisant figure de clé dans la Genèse biblique, entrainant la fin d’un âge dans une Chute irréversible.

3.La genèse biblique. C’est donc au tout début de l’ancien testament qu’apparaît l’image de cette pomme, qui dorénavant fera couler beaucoup d’encre.
3.1.Le Jardin d’éden. Nous sommes dans l’univers du “Paradis terrestre” en ce “Jardin d’Eden” ayant la forme d’un quadrilatère (carré parfait ou carré long). Ceci inspirera longtemps après le concept du tapis fleuri persan, puis arabe ou turc, conception artistique du paradis d’Allah. Le terme Éden [עֵדֶן] signifie en hébreu “délice”. Cet espace fermé horizontal (l’horizontalité est importante) sépare en son milieu l’œuf primordial, qui sera ensuite séparé en deux parties. Seule la partie haute, la voûte, est alors évoquée. La partie basse, la coupe, est invisible pour le moment.
3.2.Adam et Ève. Donc cet éden abrite le premier homme, Adam, et la première femme, Ève., tous deux symbolisant la bipolarité de
Titien: Adam et Ève
l’Homme, à l’image du blanc et du noir, du Yin et du Yang. Adam a été pétri dans la glaise comme dans le mythe égyptien, mais également dans le mythe grec où Zeus demande à Prométhée de créer les hommes, puis les femmes. Le nom Adam vient de l’hébreu [אדמה
, adamah] “terre rouge”. Le mythe biblique n’est pas celui du premier homme, ni de la première femme; Adam représente tous les hommes, tandis qu’Ève représente toutes les femmes. Ève est un mot hébreu [Hawwah} signifiant “source de vie”. Évidemment, dans les mythes sémitiques, la notion de patriarcat demeure dominante, alors que chez les Grecs, Gaia est une entité féminine.
3.3.L’Arbre de la Connaissance. Or, voici qu’intervient une troisième image au beau milieu de ce jardin idyllique. Il y a un arbre. Rien d’étonnant dans un jardin. Sauf que symboliquement parlant, la verticalité de l’arbre indique un lien entre le haut et le bas. Ici, seule la partie supérieure, intégrée à la voûte, a de l’importance. Il s’agit donc d’un lien entre un paradis terrestre et une entité cosmique supérieure, appelée Dieu.
Sur un plan plus prosaïque l’image de l’Arbre est également triple: les racines, le tronc et les branches. Dans cet espace mythique, l’arbre est affublé d’une description le décrivant comme “l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal”. C’est donc la troisième fois qu’est évoquée l’antagonisme binaire: le noir et le blanc, l’homme et la femme, et maintenant le principe métaphysique du bien et du mal.
Tout cela, semble nous éloigner un tant soit peu de l’image annoncée de la pomme. Mais il était nécessaire d’aplanir le terrain avant d’évoquer ce fruit, résultat physique d’une vie en germe prête à l’éclosion.
3.4.Le Pommier. Évidemment, ceci nous fait entrer dans le vif du sujet. Cet arbre est un pommier. (Du moins, considéré comme tel dans l’imagerie populaire). Mais il est qualifié non seulement d’Arbre de la Connaissance, mais aussi du qualificatif du Bien et du Mal. L’arbre est souvent perçu comme un substitut de l’Homme, constitué de membres, d’un tronc et d’une tête. Or justement, l’homme de caractérise doublement par cette trinité puisqu’il possède un corps, un esprit et une âme. En fait, cette trinité est triplement vraie si l’on considère les trois âges de la vie, évoqués dans le mythe d’Œdipe et du Sphinx (l’un étant de sexe masculin, l’autre, de sexe féminin; ce qui justifierait de l’appeler Sphinge ).
La Connaissance est la caractéristique majeure de l’Homme, celle qui se concrétisera dans la prolifération du mythe.
Cette image contient - une fois encore - un troisième élément: c’est l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. On a déjà évoqué l’opposition des contraires. À l’aspect physique (l’arbre), succède une abstraction mentale (la Connaissance), complétée par une abstraction spirituelle et métaphysique (le Bien et le Mal).
3.5.Le Fruit défendu. Nous voici donc arrivé à l’image ambivalente de la pomme. On l’affuble d’une malédiction divine en en faisant un “fruit défendu”, objet de tentation, à l’instar de la boîte de Pandore du mythe grec.
On remarque tout de suite l’ambivalence du “fruit” et de l’adjectif “défendu”. Dans la “Prière à Marie” de l’Église catholique, il est dit de Marie que “Jésus est le fruit de ses entrailles”. Ce fruit, la pomme, est donc bien un symbole de Vie terrestre. Mais voilà, il est “défendu” d’y goûter. 
Jérôme Bosch: Le jardin des délices
La psychologie indiquera que tout ce qui est interdit suscitera un plus grand désir de savoir (la Connaissance). C’est exactement le même élan que l’on retrouve dans le mythe de la boîte de Pandore.
Pourtant, cette pomme n’a pas encore dit son dernier mot. Continuons. 
À la connaissance, au désir, s’ajoute un troisième élément: la tentation. Elle vient de l’extérieur puisqu’elle apparaît dans une quatrième image: celle du Serpent.
Le trois, premier chiffre impair, représente une entité créée et établie. Le quatre est le symbole du carré terrestre, celui du jardin de l’éden, avant d’être celui du monde terrestre.
3.6.Le Serpent. C’est avant tout un symbole chthonien par excellence. Celui que la religion interprète comme une représentation du Démon. Mais il représente aussi la force cosmique inférieure, autrement dit la coupe, la partie basse de l’œuf primordial qui, notons-le, n’existe pas encore. Sur la suggestion du serpent (1), la femme (2) croque la pomme (3) et l’offre à l’homme (4).
On connaît la suite: la colère de Dieu, entraînant une Chute éternelle. On se retrouve cette fois en présence de deux mondes créés: la voûte et la coupe, le dôme et la coupe (du Graal, par exemple), le Cosmos et la Terre, le Haut et le Bas. Il manquait cet épisode pour compléter le Grand Œuvre: la création de l’Homme sur Terre.
La fonction du serpent est ambivalente: ce reptile peut être maléfique ou bénéfique. C’est le bâton d’Hermès (messager des dieux), le bouclier d’Athéna à l’effigie de Méduse. La coiffe bleue de Pharaon est à l’effigie de l’uræus, serpent femelle censé protéger le souverain de ses ennemis. Parce qu’il est capable de muer et donc de changer de peau, le serpent symbolise aussi une renaissance.

Or, la “Chute” est perçue, religieusement tout autant que culturellement, comme néfaste et négative, du moins dans la chrétienté. Il n’en est pas de même à l’Orient, où le Naja brahmanique, sous l’aspect d’un cobra, vient protéger l’Éveil de Bouddha (“l’illuminé”). Le Dragon chinois est un signe protecteur et bénéfique, malgré la taille et la férocité de son aspect.
Mais dans la cosmogonie occidentale, l’image de la pomme va demeurer un symbole initiateur d’ambivalence, de discorde, mais aussi de connaissance acquise. Ce dernier aspect est un trait positif de la personnalité de l’Homme. C’est donc l’aspect que nous allons maintenant développer.
De même qu’Albert Camus écrit “qu’il faut imaginer Sisyphe heureux”, il n’est pas nécessaire de considérer “la Chute” comme étant
Picasso: Pomme
uniquement un acte maléfique. Une malédiction que les fondements puritains de l’Amérique a véritablement scellée dans le subconscient du “Wasp” (White Anglo Saxon Protestant”). En réalité, on peut aussi penser qu’il s’agit d’un choix. Or, par définition, un choix peut tout au moins être double. C’est à dire qu’au terme négatif d’une “chute”, on pourrait, par exemple substituer celui d’une “descente”. Ce dernier terme a l’avantage d’ôter toute la brutalité contenue dans une chute. Descendre est un acte volontaire; chuter est accidentel. À partir du moment où on décide de descendre d’une montagne, on effectue un acte voulu. Pour faire court, on peut donc tout aussi bien évoquer un acte plus positif, celui d’une “renaissance”, ou plus prosaïquement celui d’un “nouvel âge”.
Revenons aux éléments nominatifs de cette scène: ils sont au nombre de quatre: Adam, Ève, le pommier et enfin le serpent. Le fruit d’une pomme en est l’enjeu. On peut résumer la trilogie Adam-Arbre-Éve comme un symbole de la Vie en germe. Par contre, même si le serpent a une fonction ambivalente, celui qui est enroulé autour du tronc du pommier appartient au monde d’en-bas. Il invite les deux protagonistes à venir découvrir non pas un autre monde, encore inconnu, mais tout simplement de “connaître” une autre entité contenue dans “l’Arbre de la Connaissance”. Pour le moment, Adam et Ève ne connaissent qu’une facette, celle mystique et symbolique du Bien. L’inconnu peut aisément appartenir au “Mal”. Sauf si l’on considère le Bien et le Mal comme étant des opposés complémentaires nécessaires. Alors s’agit-il de tentation ou tout simplement de curiosité? Les deux simultanément, sans forcément revêtir toutefois un aspect maléfique. Ce serait plutôt une caractéristique humaine positive, non plus négative. 
À partir du moment où c’est Ève qui est l’instigatrice de cette “Connaissance”, on a voulu affublé la femme de tous les maux liés à la Chute. En fait, la symbolique s’explique de manière beaucoup plus concrète. Adam a été créé le premier; Ève est la seconde. Or si c’est elle qui saisit le fruit, il n’y a rien de plus normal. Cela fait écho au “fruit de nos entrailles”. La pomme symbolise cet œuf primordial. Mordre dans la pomme, c’est vouloir connaître autre chose, c’est entamer un acte trois. L’évolution ne peut se cantonner à deux. Il existe un autre monde sous l’espace du jardin d’éden. Le serpent est un annonciateur en même temps qu’il est tentateur. Mais ainsi va la vie!.
Le fait donc de saisir le fruit de la pomme, d’y mordre à pleines dents et de l’offrir à l’autre, est un acte de partage et d’union basculant dans une autre moitié en forme de coupe, au lieu d’être situé sous une voûte. Soudain, le registre change. Cela peut aussi être perçu comme un acte d’anticipation, plus bénéfique que maléfique. Il faut imaginer que la planche de cette balançoire bascule tout simplement vers le bas!

Après donc avoir revisité le mythe de la genèse biblique, il peut paraître utile de faire un inventaire circonstancié de la place tenue par la pomme dans le mythe, l’art et la perception que l’on en a.

4. Le symbole de la pomme. Étant un symbole mythique, la pomme représente l’immortalité dans un contexte biblique. Ce fruit
Cézanne: La corbeille de pommes
défendu stigmatise l’immortalité olympienne. Transgresser cet interdit, c’est donc perdre l’immortalité et devenir alors un simple mortel : croquer dans le fruit défendu prend ainsi une toute autre signification. C’est un fruit mystique contenant les pépins d’un acte voulu, ayant ses règles et ses conséquences, mais stigmatisant une volonté tenace pour s’affranchir et acquérir une liberté non dépourvue de sagesse. La pomme d’or des empereurs romains représente le pouvoir suprême qui s’apparente au globe terrestre ou au disque solaire. L’or est l’attribut d’Apollon, dieu du Soleil et de la Lumière, comme l’était avant lui Amon-Rà. C’est donc le fruit de la Connaissance, porteur nécessairement d’un fonction bivalente (le Bien et le Mal).

5.Le Jugement de Pâris. Cet épisode mythologique est au départ un évènement heureux parmi les Olympiens, puisqu’il s’agit de célébrer le mariage de Pélée, père d’Achille, avec Thétis, une Néréide, mère du même héros. L’auteure américaine, Madeline Miller, raconte l’histoire d’Achille dans un ouvrage intitulé “Le Chant d’Achille” [‘The Song of Achilles’].
Le banquet de célébration prend une tournure inattendue. Tous les dieux sont invités mais Éris (Ἔρις / Éris), déesse de la Discorde, a été oubliée. Comme de bien entendu, la graine de la vengeance s’en mêle. Éris jette sur la table une pomme d’or avec la mention: “À la plus belle”. L’or est évidemment le métal propice aux dieux. Le fait que ce soit une “pomme” renforce l’idée de pouvoir. Mais au lieu d’être “un fruit défendu”, l’acte de vengeance d’Éris en fait “une pomme de discorde”. L’interprétation sociologique prend une tournure un tant soit peu familière: la zizanie devient une caractéristique féminine: ce n’est plus simplement une vengeance ou une discorde, mais le fruit devient une graine de jalousie, d’appropriation, de promesse, autant de pépins trouvés au cœur de la blancheur interne d’une pomme. Trois déesses vont alors s’affronter: Héra, Aphrodite et Athéna, chacune apportant ses particularités. On remarque une nouvelle fois l’utilisation du nombre trois dans la propagation de ce mythe. Zeus, tout roi des dieux qu’il est, est incapable de départager le combat des trois déesses pour asseoir le pouvoir de la Beauté. Il confie donc ce jugement aux hommes, en choisissant Pâris, prince troyen, fils du roi Priam de Troie. Il y a là un acte de dualité qu’il est nécessaire de commenter. Tout d’abord, le monde d’en -haut (Zeus et les Olympiens) fait appel au monde d’en-bas (les hommes) en rétablissant la voûte à la coupe pour reformer les deux parties de l’œuf primordial. D’autre part, sur un plan socio-historique, la Grèce est constituée de deux entités géographiques distinctes: d’un côté l’archipel grec; de l’autre, l’Asie mineure. Cette bipolarité transparaît dans le mythe de la montagne: d’un côté, il y a bien sûr, le mont Olympe, et de l’autre, le mont Ida, élu comme étant le siège du jugement. Le mont Ida appartient à cette région asiatique, la Troade [Τρῳάς / Troas], proche de la ville de Troie.
Le jugement de Pâris se porte finalement sur Aphrodite qui promet au prince troyen, la main de la plus belle fille de toute la Grèce, après elle-même bien sûr, Hélène [Ἑλένη], fille de Zeus et de Léda. Or Hélène est l’épouse de Ménélas, roi de Sparte. Le symbole de bipolarité se poursuit en trois étapes: les dieux/les hommes, le mont Olympe/le mont Ida, Pâris (Troie)/Hélène (Sparte). 
Rubens: Le jugement de Pâris
À ce stade, nous avons donc deux pommes: l’une est un fruit céleste, l’autre est une pomme d’or. Mais chacune de ces images va jouer un rôle crucial dans l’histoire des hommes. Toutefois, la pomme d’or d’Éris, nous fait rebondir sur un autre épisode mythique, celui des pommes d’or du jardin des Hesperides.

6.Les pommes d’or du jardin des Hesperides. On se souvient que cet épisode est l’un des derniers Travaux d’Héraclès [Ἑλένη], l’Hercule romain. Ce détroit célèbre, marquant la limite du monde grec, s’appelle alors les Colonnes d’˙Héraclès. Or, la colonne sud de ce célèbre passage est située sur la côte africaine. Il s’agit du mont Abyle (Mons Abyla), rebaptisé au Maroc sous le nom de djebel Musa.
Le
Edward Burne-Jones:
Le Jardin des Hesperides
jardin des Hesperides se situerait soit quelque part au Maroc, soit peut-être sur une des îles Canaries. 
Mais qui donc sont les Hespérides?
Il s’agit de trois sœurs - on retrouve une nouvelle fois ce nombre. Ce sont des nymphes, dont la particularité est d’envoûter les visiteurs en les entraînant dans une danse sans fin. Les Hesperides sont les filles d’Atlas, un Titan condamné par Zeus à porter le Ciel sur les épaules. Si Atlas stigmatise la peine du condamné, ses filles représentent la joie. En d’autres termes, on retrouve la dualité caractéristique du monde. Atlas est au haut d’une montagne, alors que ses trois filles sont en bas dans un jardin paradisiaque. On notera ici que l’image d’un enfer est inversée.
Tout ceci ne nous renseigne guère sur l’existence de ce jardin, ni même sur l’origine des “pommes d’or”. La clé du mystère se trouve dans un autre mythe, celui de Persée, lui-même un descendant d’Héraclès.
L’histoire qui suit est empruntée à une interprétation moderne des mythes grecs par un auteur américain, Bernard Evslin (‘Heroes, Gods and Monsters of the Greek Myths’).
La mission de Persée [Περσεύς / Perseús] est de rapporter la tête de Méduse, l’une des trois Gorgones. Il est équipé pour la circonstance de trois outils imparables: un bouclier-miroir, un sabre recourbé en forme de croissant et une cagoule noire le rendant invisible, Persée part à la recherche des Gorgones, ce qui l’entraîne à rendre visite aux Hesperides à deux reprises. On apprend alors l’origine des pommes d’or. Le rapprochement avec le mythe biblique est assez troublant.
Quand Héra a épousé Zeus, la Terre-Mère lui fait don en mariage d’un arbre portant des pommes d’or [‘Ages past, when Hera married Zeus, Mother Earth gave her as a wedding present a tree that bore golden apples’, p.128]. Comme la jalousie d’Héra envers son divin mari, lui faisait craindre que ce dernier s’en servirait comme gage envers ses nombreuses autres conquêtes, elle décide de cacher son “arbre magique” dans un lieu lointain, à l’abri des regards de son époux. [‘Hera took her magic tree and planted it at the very end of the earth, on the uttermost western isle, a place of meadows and orchards of which Zeus knew nothing.’ibid.] Cette île de l’extrême occident pourrait bien être une des îles Canaries, voire Madère.
Quoi qu’il en soit, les Hesperides ont pour mission de garder le trésor d’Héra. L’auteur ajoute que cette décision était judicieuse. Un monstre pouvait être tué. Par contre, les nymphes sont immortelles.
Les pommes d’or d’Héra du Jardin des Hesperides relatent donc les deux notions évoquées auparavant, à savoir une marque de pouvoir et de jalousie féminine. Héra, reine olympienne, tient à affirmer son pouvoir, en utilisant la ruse (“Métis”) féminine, gardienne de toute jalousie potentielle.

7.Une évocation aux mythes celtiques avec W.B. Yeats. Le poète irlandais William Butler Yeats (1865-1939) est l’un des grands noms de la poésie du XXe siècle. En 1923, il a été le lauréat du Prix Nobel de Littérature.
L’un de ses plus célèbres poèmes s’intitule: “La Chanson d’Aengus le Vagabond” (‘The Song of Wandering Angus’), dont voici un extrait:

Yeats, William Butler - The Song of Wandering Aengus

Though I am old with wandering
J’ai beau être las de mes errances
Through hollow lands and hilly lands,
A travers vallons et collines,
I will find out where she has gone,
Je trouverai là où elle s’est en allée,
And kiss her lips and take her hands;
Et donnerai un baiser sur ses lèvres et lui prendrai les mains ;
And walk among long dappled grass,
Et je marcherai dans l’herbe haute tachetée,
And pluck till time and times are done,
Et cueillerai encore et encore à l’infini
The silver apples of the moon,
Les pommes d’argent de la lune,
The golden apples of the sun.
Les pommes d’or du soleil.

Bien évidemment, ce sont les deux derniers vers du poème qui se rattachent à tout ce qui a été dit précédemment.
Pour interpréter correctement cette association d’images, il faut donc se tourner vers le titre du poème et ensuite l’associer au mythe celtique.
7.1.Le titre. Le fait d’utiliser le terme “chanson” (‘The Song of Wandering Aengus’) identifie ce mythe aux troubadours, héritiers des aèdes, poètes épiques de la Grèce ancienne. Le même procédé est utilisé par Madeline Miller pour son ouvrage sur Achille (‘The Song of Achilles’).
Voici d’ailleurs ce que Yeats lui-même a écrit sur ce sujet: "I think a kind of half ballad, half lyric ... is the kind of poem I like best myself—a ballad that gradually lifts ... from circumstantial to purely lyrical writing. ... I only learnt that slowly and used to be content to tell stories . ... One must always have lyric emotion or some revelation of beauty…” (Lettre de W.B. Yeats à Dora Sigerson, en 1899). Pour résumer la pensée du poète, l’utilisation d’une ballade permet d’adopter une émotion lyrique pouvant révéler la beauté.
Dans la mythologie celtique Aengus ou Oingus est le dieu de la jeunesse et de l’amour. Linguistiquement parlant “oin” signifie “vrai” ou “bon” et “gus” désigne “la force” ou “la vigueur”.
7.2.L’interprétation symbolique des deux derniers vers.
Les pommes d’argent de la lune,
Les pommes d’or du soleil.
Ce poème a été choisi en fonction des deux images mettant en scène une pomme, symbole à la fois de pouvoir et de tentation, fonctions inhérentes à l’amour. Mais on retrouve ici les deux métaux, l’argent et l’or, ainsi que les deux astres, la lune et le soleil. Ces dernières associations le rattachent alors au mythe grec d’Artémis et d’Apollon. Aengus apparaît comme un reflet d’Apollon. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir s’il n’y aurait pas un lien entre Aengus, Artémis et Apollon, trois dieux mythologiques s’écrivant avec la première lettre de l’alphabet, comme Adam ou Abraham?
Mais pour revenir au poème de Yeats, placé sous la protection d’Aengus, le texte passe de la réalité au rêve en se plaçant dans la peau d’un vieil homme, qui pêchant, attrape une truite argentée faisant effet de miroir et le transporte dans l’imaginaire.
Magritte: Le fils de l'homme.
8.De la poésie à l’art avec Jacques Prévert. Le poète Jacques Prévert (1900-1977) a lui-même composé un texte, plutôt humoristique, où la pomme fait figure d’une nature pas si morte que cela quand elle est mise entre les mains du peintre Pablo Picasso (1881-1973). Le poème “Promenade de Picasso” est extrait du recueil “Paroles” (1946), Prévert y évoque, de manière surréaliste, la plupart des mythes liés à l’image de la pomme.

Dans ce poème, il y a deux scènes qui n’ont pas encore été évoquées. La première est celle du britannique Sir Isaac Newton (1643-
Guillaume Tell
1727), que la légende interprète comme étant la découverte de la loi physique de la gravité. La seconde est l’évocation d’une autre légende bien connue: celle de Guillaume Tell, héros des mythes fondateurs suisses.

Pour bien montrer que l’image de la pomme est restée comme un jalon artistique ancré dans le subconscient, il est paru utile d’illustrer cette étude avec des œuvres de peintres célèbres: Magritte, Picasso, Rubens, Titien, Botticelli, Manet, Cézanne, Bosch, et Sir Edward Burne-Jones.
Ce mythe continue à nous hanter. Est-il besoin de rappeler que la Ville de New York est surnommée “la Grosse Pomme” (‘The Big Apple’)? Tandis que sur la rive Pacifique de Californie, au beau milieu de Silicon Valley, un des grands noms de l’informatique mondiale porte le nom d’APPLE, dont le logo représente une pomme croquée. Cette image est un hommage au mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954) considéré comme étant à l’origine de l’informatique. Pendant la IIe guerre mondiale, Turing avait réussi à décrypter le code secret de l’armée nazi.
L’image de la pomme nous est révélée de deux manières: soit elle est entière, soit elle apparaît comme étant croquée une seule fois…à droite.
Christian Sorand

Pomme Apple

New York City: The Big Apple
Album des Beatles


BIBLIOGRAPHIE:

Beigbeder, Olivier - La Symbolique, Que Sais-je?, PUF, 1975.
Benoist, Luc -  Signes, Symboles et Mythes, Que Sais-je?, PUF, 1977.
Diel, Paul - Ce que nous disent les mythes, Petite bibliothèque Payot, 2016, ISBN: 978-2-228-91005-7
Evslin, Bernard - Heroes, Gods and Monsters of the Greek Myths, Random House, New York, ISBN 978-0-553-25920-9
Desroches-Noblecourt, Christiane - Symboles de l’Égypte, Desclée de Brouwer, 2004, ISBN : 978-2-253-12248-7
Fry, Stephen - Mythos, Penguin Books, UK, ISBN 978-1-405-93413-8
Hamilton, Edith - Mythology, paperback (en Anglais), Little, Brown & Company
Jackson, Jake - Egyptian Myths, Flame Tree Publishing, London, 2018, ISBN: 978-1-78664-764-1
Miller, Madeline - The Song of Achilles, Bloomsbury Publishing, London, UK, ISBN: 9781408821985
Prévert, Jacques - Paroles, Folio, ISBN : 9782070367627
                              Promenade de Picasso: http://poesiecontemporaine-ou-pas.over-blog.com/2020/03/promenade-de-picasso-de-jacques-prevert.html
Vernant, Jean-Pierre - L’Univers, les dieux, les hommes, Le Seuil, 1999.

ILLUSTRATIONS:

Bosch: Le jardin des délices
Botticelli: Primavera (Le Printemps)
Burne-Jones: Le jardin des Héspérides
Cézanne: La corbeille de pommes
Magritte: Le fils de l’homme
Manet: Pommes
Pablo Picasso: Pomme
Rubens: Le jugement de Pâris
Titien: Adam et Ève

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