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Sunday, June 28, 2020

IV - Le symbolisme dans l’architecture religieuse de Thaïlande

     À la croisée des chemins de l’hindouisme et du bouddhisme, la Thaïlande offre un bel exemple de syncrétisme architectural dans la multitude de ses édifices religieux. Cette éclosion s’accompagne d’un art modelé sur une assise culturelle locale, signe d’une profonde originalité.

Comme il se doit, l’édifice religieux (le wat, en thaï: วัด) recèle une signification symbolique reposant essentiellement sur le croisement des figures géométriques et sur la symbolique des nombres premiers. L’art s’est ensuite emparé des formes de base pour l’envelopper dans des figurations mythiques où le jeu des couleurs tient également une place caractéristique.

Après avoir considéré les bases spirituelles du temple thaïlandais, la présente analyse se propose d’explorer quelques édifices pour illustrer le symbolisme architectural. Certains de ces temples sont connus, d’autres le sont beaucoup moins, offrant pourtant un témoignage digne d’être cité en référence.


Néanmoins, avant d’aborder l’utilisation symbolique de l’architecture, il convient d’évoquer le lien étroit existant entre la montagne et le lieu de culte.


1.Le symbole de la montagne. Sur un plan symbolique, la montagne (ou tout au moins, l’ élévation terrestre) a servi de support à la spiritualité des premiers hommes.Trois facteurs inhérents à la montagne l’expliquent:

-Gravir la montagne implique un effort physique et un conditionnement moral.

-La montagne joue le rôle symbolique d’intermédiaire, rapprochant l’homme de la voûte céleste. Elle s’apparente au symbolisme de l’axe vertical.

-Au sommet, la pureté de l’air et le silence des cimes sont des facteurs déterminants, facilitant une méditation spirituelle. 


Le mysticisme de la montagne s’illustre dans de nombreux exemples. C’est l’ermitage du Père Charles de Foucauld (1858-1916), planté dans le massif de l’Assekrem (au Hoggar), au beau milieu du Sahara. Pour rester dans cette même région, le romancier Éric-Emmanuel Schmitt évoque sa conversion, après s’être perdu en gravissant le mont Tahat (2,918m), point culminant du Hoggar et lieu sacré des Touareg.

Dans l’Ancien Testament (Exode et Deutéronome), Moïse reçoit les Tables de la Loi, écrites dans la pierre et portant le Décalogue, sur le mont Sinaï (2,285m), pendant la traversée du désert.

À ce titre, il existe donc une corrélation entre le désert et la haute montagne. De nombreux alpinistes ont déjà évoqué la plénitude du silence qu’ils retrouvent dans ces deux éléments physiques. Roger Frison-Roche (1906-1999) alpiniste et écrivain a décrit ce ressenti à plusieurs reprises.

Dans le Nouveau Testament, la crucifixion du Christ se fait sur la colline du Golgotha (le Calvaire). Deux autres symboles accompagnent ce rituel: l’usage de la croix et la présence de deux autres crucifiés; sans doute un rappel de la trinité chrétienne.

Après le Déluge et la destruction biblique du monde d’alors, la nouvelle alliance divine se fait au moment où l’Arche de Noë s’échoue sur le mont Ararat (5,135m). L’Arc-en-ciel (portant les 7 couleurs symboliques) sert de voûte à la forme arrondie de l’Arche: symbole de renouveau pour l’Œuf primordial.


Chaque grande religion possède une montagne sacrée: le mont Olympe (2,918m) de la Grèce

antique, l’Etna (Sicile), le monolithe d’Uluru (Ayers Rock, 863m) chez les Aborigènes australiens, le mont Kilimandjaro (5,895m) en Afrique de l’Est, Machu Picchu (2,430m) site Inca des Andes, le mont Taishan (1,533m) et le mont Wutai (3,058m) en Chine, le mont Fuji (3,776m) au Japon, le mont Agung (3,031m) à Bali, ou encore le mont Kailash (6,638m) au Tibet.

Souvent, cette montagne est aussi un volcan. C’est le cas de l’Etna (3,350m), ajoutant ainsi un quatrième élément (le feu) en complément des éléments inhérents à la haute montagne (terre, air et souvent eau, sous forme de lac, de source ou de neige).


Cette conception a donc servi de base à l’architecture de l’édifice religieux, dont le but est de recréer la montagne à l’échelle de l’homme.

Or, la montagne a servi de modèle à deux types de temples: le temple-montagne et la montagne-temple. Dans un milieu sans relief majeur, on construit un temple-montagne (Angkor-Wat, Borobodur ou même Chartres). Parfois encore, la montagne sert de support au temple: le Mont Saint-Michel, l’Acropole, la “tanière du tigre” (Takstang) au Bhoutan, ou encore le “Golden Mount” (Wat Saket) à Bangkok. 


2.L’édifice religieux dans l’architecture. La ziggourat mésopotamienne a donné naissance au mythe de la Tour de Babel. (Mais aux dernières nouvelles, récemment dévoilées par le National Geographic, cette tour aurait véritablement été édifiée à Babylone). La conception de la pyramide à degrés de Djéser à Saqqarah (h.60m) dans l’Égypte antique (vers -2600) précède celle de Khéops (h.initiale 146m). Les cinq degrés de la pyramide de Saqqarah nous rappellent la fonction du nombre impair dans les espaces sacralisés.

Le temple, l’église, la mosquée ou la pagode deviennent donc des substituts d’une montagne édifiée par l’architecte. Le sanctuaire se doit d’être alors le plus haut édifice. dans le monde d’alors. Cette dernière notion a suscité une polémique au Vatican. Jusqu’à une époque récente, la Basilique Saint-Pierre de Rome était le plus grand édifice catholique. Or, en 1989, la basilique Notre-Dame de la Paix, à Yamoussoukro, surpasse Rome par ses dimensions. 

À l’inverse du modèle précédent, on peut aussi associer montagne et temple pour renforcer l’image de la hauteur spirituelle. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les monastères orthodoxes des Météores (en Grèce) ou bien ceux du “Toit du Monde” au Tibet.

Le schéma triangulaire - associé à l’image de la pyramide - se retrouve dans le fronton du temple grec ou du temple thaï. Il peut même adopter le volume géométrique de la pyramide.  Car, si la pyramide est une schématisation de la montagne, elle transcende cette vision. La base d’une pyramide est un quadrilatère, symbolisant la Terre. En s’élevant en quatre triangles, l’édifice se termine en un point, reliant symboliquement le bas au haut, le profane au sacré. 

L’architecture grandiose de la cité aztèque de Teotihuacan illustre cette volonté de transposer le cosmos parmi le monde des hommes. La pyramide du Soleil (h.65m) s’élève à proximité de la pyramide de la Lune (h.43m). Cette même conception se retrouve chez les Mayas, où le temple de Kukulkan culmine au sommet de la pyramide de Chichen-Itza (h.30m). La conception d’un temple perché au sommet d’une pyramide existe également à Uxmal et à Palenque (au Yucatan), comme à Tikal (au Guatemala). 

En évoquant le mythe du serpent à plumes (Kukulkan, chez les Mayas, et Quetzacoatl, chez les Aztèques), on pourrait également évoquer l’ouvrage de D.H. Lawrence (1885-1930), ‘The Plumed Serpent’ (“Le Serpent à Plumes”). Un serpent qui n’est pas sans rappeler la Genèse biblique, et des plumes qui évoquent l’oiseau messager des dieux ou Hermès ailé, messager de l’Olympe.


L’universalité de la symbolique architecturale nous emmène progressivement vers sa version orientale, incarnée par le temple thaï. Le symbole appartient à une conception universelle. Il peut avoir une apparence différente, sans pour autant perdre son concept identitaire. Les Thaïlandais ont une manière humoristique d’illustrer ce type de phénomène en utilisant une expression anglaise éponyme “Same same, but different”!


Forme typique du Wat
3.Le plan du wat thaï. Le wat [วัด] est un temple-monastère. Il comporte plusieurs parties. On reconnaît généralement la salle des prières [wiharn,วิหาร] ou hall des ordinations [bot, โบส], mais on y trouve aussi une tour abritant le gong [ho klong, หอกลอง], une tour pour la cloche [ho rakhang, หอระฆัง] et parfois aussi un petit bâtiment surélevé [ho trai, หอไตร] servant de bibliothèque pour les écrits bouddhistes. Il n’est  pas rare que ce dernier édifice soit entouré d’une pièce d’eau afin de protéger les rouleaux d’écrits des insectes ou des rongeurs. Souvent, le wat possède une école, et quelques fois aussi un bâtiment, situé à l’écart et surmonté d’une haute cheminée, servant aux incinérations. D’une manière générale, les moines vivent dans des cellules (qui peuvent être parfois de vraies maisons) à proximité des bâtiments sacrés.

En Thaïlande, il existe deux types de wat. Pour parodier la fable de La Fontaine, on distingue le wat de ville et le wat des champs! Dans la campagne thaïlandaise, le wat est dissimulé à l’intérieur d’une forêt. De telle sorte qu’il offre un isolement propice à la méditation. Mais aussi cet environnement intègre le monde végétal et le monde animal, qui participent tous deux à l’harmonie terrestre.


4.L’architecture typique du bot ou du wiharn. Puisque le sujet abordé concerne la symbolique de l’architecture, c’est donc le lieu de prière qu’il convient d’analyser dans sa structure.

Façade triangulaire d'un Wat majeur
Façade d'un Wat majeur
4.1.Le plan de l’édifice adopte une forme rectangulaire. Mais son volume se décompose globalement de la manière suivante: un édifice central plus élevé que les autres, flanqué de deux structures en décalé de chaque côté. De telle sorte, que le plus souvent, cet assemblage fait  appel au nombre impair cinq. Il symbolise l’Homme (le pentagone); mais dans le bouddhisme il indique aussi que le cœur a quatre directions et possède avec le centre un cinquième sens, à l’image du mandala.

4.2.La superficie des toits est toujours massive. Typiquement, ils arborent trois couleurs: le vert, l’orange et le rouge.

-le vert symbolise la nature,

-l’orange est associé à l’idée de quiétude dans le bouddhisme Theravada (le “Petit Véhicule”),

-le rouge est la couleur du sang, ce qui en fait un symbole de l’homme (le peuple thaï).

Les murs extérieurs, quant à eux, sont blancs, symbole de pureté.

4.3.En entrant dans le sanctuaire, on se trouve donc devant une façade composée à la base d’un quadrilatère, surmonté d’une structure triangulaire, rappelant l’angle d’une pyramide, ou le fronton d’un temple grec. La décoration latérale du toit est partout la même. La pointe triangulaire est surmontée du hamsa hindou, flanqué de deux nagas, dans sa version courante. Par contre, l’arête des temples plus importants présente souvent trois vagues successives de nagas, de chaque côté du toit

Ces différentes figures mythiques ont donc besoin d’être élaborées de manière plus spécifique.

Hamsa surmontant trois toits successifs
4.3.1.Le hamsa. Dans la mythologie hindoue, le hamsa est un cygne qui s’identifie à Brahma, l’Être Suprême. Ce volatile stylisé participe au symbolisme universel  de l’oiseau, messager divin, vivant le plus souvent entre deux éléments: l’air et la terre. Mais le cygne colporte un troisième élément: l’eau. De plus, cet hamsa est prêt à s’envoler, car il symbolise le moksha, c’est-à-dire la délivrance du cycle du samsara (le cycle de la réincarnation), donc une promesse de nirvana (la délivrance).

4.3.2.Les deux Nagas. Le Naga appartient à cette catégorie brahmanique de créatures qui se situent entre l’homme et les divinités, jouant un rôle d’intermédiaires. Le Naga est un serpent gigantesque, dont le dragon chinois est proche. Malgré sa nature effrayante, il est plutôt perçu comme un être bienveillant et protecteur. Dans la croyance spirituelle asiatique, la divinité qui a une apparence de laideur, n’est pas perçue de la même manière qu’en Occident où le canon grec identifie l’apparence des dieux à celle des hommes. Dans une conception orientale, la divinité ne peut être identique à l’homme puisqu’elle appartient à une autre dimension. Elle est donc représentée d’une manière fondamentalement différente pour inspirer l’effroi et le respect. Sa laideur n’a donc rien de repoussant, puisque qu’elle appartient à une autre entité. Tel est donc le Naga,  serpent non plus maléfique comme dans la genèse biblique, mais bien  

Naga à 5 têtes servant de rampe d'escaliers
au contraire perçu comme un autre type de messager. Il est évidemment chthonien, mais il représente un lien entre le ciel, la terre et l’eau où il vit souvent. Voilà pourquoi sur le fronton du sanctuaire, il est représenté comme descendant vers la Terre. Les deux Nagas représentent la bipolarité du monde: Vishnu et Shiva, le Yin et le Yang, la lumière et l’obscurité, le blanc et le noir, le bien et le mal, le pavé mosaïque maçonnique. Comme le Naga agit en protecteur de l’espèce humaine, il est double car il symbolise l’harmonie des opposés à l’image du couple homme / femme.

Très souvent le Naga fait office d’une rampe à l’escalier menant à l’entrée du sanctuaire. Sa queue se termine par neuf têtes, nombre symbolisant l’accomplissement dans le bouddhisme. Dans un temple de montagne, comme le Doi Suthep à Chiang Mai, cet escalier à double Nagas peut-être gigantesque.

Sur le fronton du temple le Naga descend vers la terre en messager. À l’opposé, les marches de l’escalier invitent l’homme à faire un chemin inverse, qui symbolise alors les obstacles à surmonter pour aller vers le haut. C’est une manière physique de ressentir les difficultés permettant d’atteindre l’Éveil bouddhique.

La montagne que l’on gravit partage un principe identique. Ceci nous permet de faire la transition du concept de la montagne-temple à celui du temple-montagne. Ce qui rejoint le principe alchimique de l’Hermès Trismégiste : “ce qui est en bas est comme ce qui est en haut”.


La description symbolique du Wat, révèle aussi l’importance du chiffre trois au niveau du monde terrestre: les trois toits de la façade, l’aspect triangulaire du fronton, les trois éléments (l’air, la terre et l’eau) se reflètent en haut par le  hamsa et en bas par le naga. Sur un plan de mystique hindouiste, c’est également un autre effet miroir sur la Trinité Brahma / Vishnu / Shiva.

Ce parallèle existe de manière constante dans la mythologie grecque (le triumvirat Zeus/Poséïdon/Hadès, les trois Gorgones, les trois Hespérides, etc..). Mais pour compléter ce tableau sur les chiffres impairs dans la croyance bouddhiste, il faudrait également développer le symbolisme latent du 5, du 7 et du 9, parfois effleuré dans cette analyse.


5.Le syncrétisme thaïlandais. L’Histoire est souvent façonnée par la géographie. La plupart des pays du Sud-Est asiatique, de par leur position géographique, ont été spirituellement influencés par deux courants religieux: l'hindouisme dans un premier temps (le temple d'Angkor-Wat au Cambodge), puis le bouddhisme (Borobodur, à Java)

La Thaïlande ne fait pas exception à la règle. Elle semble même y être amplifiée. On retrouve donc deux types architecturaux qui, tout en étant différents, conservent un héritage symbolique commun.

Prang de type Khmer

5.1.Le modèle hindou du Prang. Dans l’hindouisme, le Prang est un monument religieux de forme conique, arrondi au sommet. Le modèle du genre est incarné par le site d’Angkor-Wat. Il s’agit d’une représentation symbolique du mont Meru. Cette montagne mythique est partagée entre quatre religions: hindoue, bouddhiste, mais aussi persane et jaïne. 

Le mont Meru s’apparente souvent au mont Kailash (6,638m), une montagne sacrée du Tibet. Lieu de pèlerinage célèbre, l’auteur britannique Colin Thubron (1939-) évoque sa présence dans un récit intitulé “To a Mountain in Tibet”(2011).

Symboliquement parlant, la structure en cloche allongée du prang repose sur une assise de forme carrée ou cubique, indiquant une élévation terrestre. La partie haute, arrondie, du prang est surmontée d’une sorte de flèche à dents, le plus souvent dorée, qui symbolise le passage au Nirvana, cet éveil mystique qui met fin aux cycles des réincarnations (le Samsara).

5.2.Le modèle bouddhiste du Chedi. Les croyances hindouistes ont peu à peu laissé place au courant bouddhiste Theravada (“Petit Véhicule”) venu de Ceylan (Sri Lanka) où le modèle du temple-montagne venu du Tibet (le chorten) est incarné par le stupa, une structure associant le carré terrestre au cercle cosmique, et dont la pureté de la blancheur est censée apporter la Lumière.

Stupa de type singhalais
Dans le contexte thaïlandais un stupa devient un chedi [เจดีย์], une sorte de cloche massive renversée, pointant vers le haut.

Le chedi conserve les trois éléments du Prang: une assise le plus souvent carrée (mais pas exclusivement, comme on le verra), une structure hémisphérique, et enfin une seconde structure cylindrique oblongue surmontée d'une flèche.

En sanskrit le terme stupa [स्तूप] signifie un “mont”. Toutefois, à la différence du prang, il est destiné à contenir une relique qui peut soit être celle d’un saint-homme, soit même appartenir à Bouddha.

Pour les Bouddhistes, le chedi est une représentation du Bouddha en méditation: assis sur son siège, et où la “cloche” symbolise le corps du maître, alors que la structure supérieure en est la tête, surmontée d’une flèche indiquant l’éveil spirituel (le Nirvana).

C’est vraisemblablement pourquoi la cloche bouddhique revêt une telle importance dans la religion; d’autant plus que le son émis rappelle la syllabe OM ou AUM [], le son originel, primordial.


À ce stade de l’analyse, on peut alors considérer le symbolisme du wat au travers de quelques exemples représentatifs.


6.Wat Arun (Le Temple de l’Aube), Bangkok. 

Il s’agit d’un lieu-culte de la “Cité des Anges”. Il est à Bangkok ce que Notre-Dame est à Paris. Cet édifice religieux se trouve sur la rive

Le Wat Arun
droite du fleuve Chao Phraya, à Thonburi, troisième capitale du Siam, après la destruction d’Ayutthaya par les Birmans. Pour la petite histoire, le temple servait de phare aux jonques chinoises qui arrivaient sur le Chao Phraya au lever du jour. Comme le Prang central (d’une hauteur de 82m) est incrusté de morceaux de porcelaine, il scintillait littéralement aux premiers rayons du soleil levant. Dans une trilogie intitulée “La Mer de Fertilité”, l’écrivain japonais Yukio Mishima consacre le second volume au “Temple de l’Aube”, où il évoque ce moment magique du lever du jour. Mais en réalité le Wat Arun est tout aussi majestueux ,dans sa blancheur présente, sous les couleurs chatoyantes du soleil couchant.

Comme il s’agit d’un édifice de style hindou, il est orienté en direction de l’Est. Son style architectural dérive d’une composition géométrique mêlant le carré au cercle. L’interprétation symbolique qui en découle révèle une mystique cosmique édifiante.

En fait, ce type de construction est une représentation du Mandala en trois dimensions. En d’autres termes, il s’agit d’un effet miroir renvoyant l’image d’un cosmos divin. Le plan architectural se présente comme un diagramme orienté vers l’Orient, centré autour d’un axe. Le plan géométrique possède quatre ouvertures, correspondant aux quatre directions des vents et ayant un édifice central, le Prang, qui représente l’axe du Monde appartenant à la cosmologie hindoue et tantrique.


Ici, cet axe central est bien évidemment une évocation du Mont Meru. Le Wat Arun un donc un exemple de ce qu’il est convenu d’appeler un temple-montagne.


6.1.Les formes architecturales. Quand on pénètre dans l’enceinte, on est de plain-pied dans le carré terrestre, où 


les quatre Prang de coin délimitent les quatre vents directionnels. Le plan du temple indique virtuellement un passage progressif à une quadrature de cercle menant au point culminant, situé tout en haut du Prang central, image du Mont Meru. La structure centrale est orientée de telle sorte qu’elle évoque un assemblage en croix (voir le plan). On y retrouve donc les quatre symboles universels fondamentaux: le point, le cercle, la croix et le carré.

Cette association symbolique s’avère plus complexe quand on y ajoute des nombres clés.

En observant la structure centrale, on remarque un enchaînement de trois terrasses successives épousant la forme d’un quadrilatère. Chacune d’elles représente une étape de la vie religieuse hindoue. En gravissant ces marches, on entame une ascension initiatique. Il s’agit d’un voyage ascétique dans le dédale du mandala. Un chemin menant progressivement au point central marquant la voie du Nirvana. Comme il s’agit d’une structure tri-dimensionnelle, ce point, ou plutôt cet axe, est situé tout en haut du Prang: une indication symbolique signalant la difficulté du cheminement.

Alors, en atteignant le Prang central, les marches, jusqu’ici plutôt faciles, deviennent un nouvel obstacle. On est tout à coup confronté à la verticalité d’une paroi rocheuse. L’inclinaison de l’escalier transforme le simple marcheur en alpiniste.

Parallèlement, la structure du Prang central passe du carré au cercle, c’est-à-dire qu’elle indique un passage dans la sphère cosmique. Arrivé à ce stade, on découvre trois sections superposées. La première sert de base et représente les 31 royaumes de l'existence [Traiphum] ; la seconde [Tavatimsa] est celle du paradis gardé par Indra sous la forme de quatre petits prang ; le cône final [Devaphum] symbolise le sommet du mont Meru et est surmonté par « l'arme d'Indra ». Cet emblème représente l’éclair [vajra]. Indra est la divinité suprême résidant au sommet du mont Meru. On pourrait faire un parallèle avec le Zeus grec.Toutefois, Georges Dumézil (1898-1986) rapproche le mythe d’un “dieu de l’orage” d’autres divinités indo-européennes, en particulier le dieu nordique Thor.

6.2.La symbolique des nombres [1, 3, 4, 5]. 

-Le nombre 1 est le Brahman, le concept de l'esprit cosmique suprême, créateur de la triade.

-Le nombre 3 est le plus sacré car il représente la Triade hindoue : Brahma (le créateur), Vishnu (le conservateur) et Shiva (le destructeur). Cette incarnation est symbolisée par les trois terrasses d'accès au prang central.

-Le nombre 4 représente les directions terrestres gardée par un dieu des vents: Kubera (au Nord), Yama (au Sud), Indra (à l'Est) et Varuna (à l'Ouest).

-Le nombre 5 est celui des cinq éléments en Asie : le bois, le feu, l’eau, la terre et le métal ; c'est aussi la somme du yin (noir, principe féminin, porteur du chiffre 2) et du yang (blanc, principe masculin, porteur du chiffre 3). Dans l'hindouisme, le 5 est aussi le symbole du corps vivant et celui de la Terre.


Grand chedi de Wat Prayun

Après cette analyse d’un temple-montagne de style khmer, il est intéressant de se tourner vers d’autres structures ayant cette fois un style bouddhiste. 

Deux sites de la capitale thaïlandaise viendront illustrer cette analyse. Le premier se situe à proximité de Wat Arun, sur la rive occidentale de Thonburi. Le second fait partie de l’île royale de Rattanakosin, sur la rive orientale du fleuve.


7.Le Chedi de Wat Prayun. Ce bel exemple de stupa fait partie d’un vaste ensemble appelé Wat Prayurawongsawat Worawihan (abrégé en Wat Prayun). Cet ensemble bouddhiste date du XIXe siècle, à la période du roi Rama III.

Haut de 80m, cet édifice est une belle illustration de ce qui a déjà été évoqué au sujet du stupa /chedi.

Toutefois, ce chédi offre une particularité supplémentaire. Son assise est circulaire et possède une ronde de 18 chédi plus petits. Ce multiple de trois peut aussi être perçu comme 1+8. Or le 9 représente la plénitude et la sagesse suprême correspondant à l’Éveil du Bouddha et à son passage dans le Nirvana.

Ce chedi renferme bien une relique de Bouddha. Mais c’est aussi l’un des rares dans lesquels on peut entrer.


8.Le Temple de métal [Loha Prasat]. Ce second édifice fait partie d’un ensemble plus important appelé Wat Ratchanadaram. Malgré le fait qu’il n’est pas très connu, ce monument est unique en son genre. C’est d’ailleurs le seul modèle de structure existant aujourd’hui.

Sa construction a également été entreprise sous le règne de Rama III, en 1846. Le Loha Prasat est un temple-montagne épousant la forme d’une pyramide. L’édifice est hautement symbolique au travers de sa conception, où géométrie et arithmétique se côtoient délibérément. 

Structure pyramidale de Loha Prasat
8.1.L’histoire mythique du Loha Prasat. On raconte qu’à l’époque où vivait Bouddha, il y a donc vingt-cinq siècles, il existait en Inde un Loha Prasat immense de mille pièces. Un autre temple identique existait également à Anuradhapura, à Ceylan. Toutefois, les deux constructions ont totalement disparu.

En Sanskrit, “prasada” signifie “la bonté” ou “la grâce”. “Prasad” est donc une offrande divine destinée au partage. “Loha” est un terme hindou voulant dire “le fer”. Ceci explique le surnom donné au Loha Prasat: le Temple de métal [โลหะปราสาท].

8.2.Le plan architectural du Loha Prasat. Vu de l’extérieur, le sanctuaire a la forme d’un carré parfait de trois terrasses superposées. Il est composé de quatre tours d’angles et d’une tour centrale, ce qui lui donne l’illusion d’une pyramide, haute de 36 mètres.

Le symbolisme de la structure devient plus évident à l’intérieur. Il y a donc trois quadrilatères successifs. Celui du milieu affiche en son centre un escalier circulaire menant à l’étage. Quand on se tient à ce point central, on découvre qu’il y a quatre allées formant une croix.

À ce stade, on note donc que les quatre symboles universels y figurent: le centre, le cercle, la croix et le carré.

Mais ce qui est encore plus inhabituel est que l’on a l’impression d’être à l’intérieur d’un labyrinthe. L’obscurité régnante au premier niveau rappelle celle d'une caverne. L'atmosphère délibérée

qui s’en dégage symbolise l’aveuglement de l’homme avant de recevoir la lumière. Car, l’étage supérieur est largement plus lumineux et contient une vaste collections de têtes et de statues de Bouddhas.

8.3.La disposition symbolique. Comme pour les autres temples-montagnes, la figuration pyramidale du Loha Prasat est une représentation du mont Meru.

Chacune des figures géométriques a un rôle précis. Ainsi l’assise carrée représente la Terre. Mais ici s’ajoute une particularité supplémentaire puisqu’elle est triple en s’élevant. L’escalier circulaire du milieu joue le rôle de l’axe joignant le monde d’en-bas à celui d’en-haut. Les allées en croix sont des indicateurs marquant les quatre directions universelles.

Les nombres jouent aussi un rôle important. L’édifice est décoré de 37 flèches en métal (noires à l’origine). Mais on remarque que cette disposition comporte trois niveaux correspondant aux trois terrasses:

-le niveau inférieur a 24 flèches,

-le niveau intermédiaire est composé de 12 flèches, 

-enfin le niveau supérieur, abritant une relique de Buddha, ne possède qu’une seule flèche.

Les 37 flèches représentent les 37 vertus nécessaires pour atteindre l’Éveil.

On peut pousser le symbolisme des chiffres un peu plus loin encore, en décomposant 37 en 36 + 1 - Un étant l’axe de passage au Nirvana. Si l’on décompose ensuite 36 en 3 + 6, on obtient 9. Ce dernier nombre revêt une valeur hautement symbolique en Orient. Neuf est trois fois trois, or le sanctuaire s’élève en trois niveaux. La Trimürti hindoue est la représentation des trois fonctions cosmiques de la création, du maintien et de la destruction. La Triade Suprême des dieux hindous se compose de Brahma (le créateur), de Vishnu (le préservateur) et Shiva (le destructeur). Mais chez les Bouddhistes, il existe aussi  un nombre magique contenu dans la mystique du AUM, la manifestation des trois états de conscience. Le signe visuel du AUM se compose de trois courbes, il se compose de trois lettres et renferme trois sons cachés.

Chaque flèche de la pagode est composée de cinq niveaux. Le chiffre cinq est le symbole du corps humain. De plus, en Asie, comme signalé précédemment, on dénombre cinq éléments. C’est pourquoi le cinq représente aussi la planète Terre.


On comprend pourquoi ce sanctuaire est unique en son genre. Il a été rénové récemment en vue d’être élu comme l’un des prochains sites du patrimoine universel de l’UNESCO.


Pour conclure ce panorama de l’architecture thaïe, il conviendrait également de citer deux autres sanctuaires pour illustrer ce qui convient d'appeler une montagne-temple.

Wat Saket.

Dans le style des temples bouddhistes, il existe tout près du Temple du métal, le  Wat Saket, plus connu sous le nom de la Montagne d’Or [“Phu Khao Thong”, ภูเขาทอง]. Le wat situé tout en haut  est surmonté d’une terrasse carrée ayant un chedi doré au centre. En fait, il s’agit d’une colline artificielle datant de la fondation de Rattanakosin (Bangkok) sous Rama Ier. 

Le second est un temple khmer de la région de Buriram (Isan), appelé Phanom Rung [พนมรุ้ง]. C’est l’un des plus beaux exemples d’architecture hindoue-khmère en Thaïlande. Construit à l’époque de l’empire khmer d’Angkor, entre le Xe et XIIe siècle de notre ère, ce temple est dédié à Shiva. Le mythe dit qu’il réside tout en haut du mont Kailash (au Tibet). Or, la conception architecturale de ce temple (“Prasat”, dérivé du Sanskrit “prāsāda”) se calque sur le même concept mystique généré par le dieu hindou de la destruction et de la re-création. Ce sanctuaire est en effet bâti tout en haut d’une colline haute de 402m. Il s’agit en fait de la lèvre d’un ancien volcan! On retrouve donc ici l’association antérieure de la montagne et du feu. C’est d’ailleurs ainsi que la langue malaise désigne un volcan (Gunung Api, “gunung” étant la montagne et “api”, le feu). 


Parés de toutes ces informations historico-symboliques, il est vraisemblable qu’on ne puisse plus contempler un temple thaï de la même manière. Par ailleurs, il est significatif que tous ces temples cités aient été proposé pour être inscrits au patrimoine mondial de l’humanité (Unesco).

Mais ce qui est important, c’est de bien faire le parallèle entre les différents types de spiritualités. 

Christian Sorand


Plan de Phanom Rung (Isan)


BIBLIOGRAPHIE:


Anthonioz, Stéphanie - Premiers récits de la création, Les Éditions du Cerf, Paris, 2020,     ISBN:978-2-204-13745-4

Hancock, Graham - War God, Return of the Plumed Serpent, Peach publishing, 2014.

L’ABCdaire du Bouddhisme, Flammarion, 2013, Paris, ISBN:978-2-0801-2659-7

Lawrence, D.H. - The Plumed Serpent, Penguin Classics, 1926.

Mishima, Yukio - The Temple of Dawn (The Sea of Fertility). Penguin Random House, Vintage Books 2011, London, ISBN: 9-780099-282792

Schmitt, Éric Emmanuel - La Nuit de feu, Livre de Poche, Albin Michel, 2015, EAN : 9782226318299

Thubron, Colin - To a Mountain in Tibet, 2012, Penguin Books, ISBN: 9780099532644

Trungpa, Chögyam - Mandala / Un chaos ordonné, Éditions Points, 2010, ISBN: 2-02-017781-7


LIENS:    

Wat Arun de Nuit.

Loha Prasat

Wat Arun

Wat Prahyun 

Wat Ratchanatdaram

Phanom Rung

              

Loha Prasat après restoration  

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Naga d'un temple Lanna de Chiang Mai