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Thursday, May 28, 2020

II - L’analyse symbolique en littérature

Afin de poursuivre l’analyse portant sur la symbolique, après un premier texte consacré à l’Expression symbolique [I], ce nouveau texte se propose d’explorer le même sujet au travers des formes littéraires existantes.
Une telle approche nécessitera ultérieurement l’ajout d’autres formes artistiques, en particulier celle de la fonction symbolique de l’architecture. 
La longueur relative de ces réflexions s’explique par le fait qu’il est difficile d’aborder un tel sujet sans y apporter des explications aussi claires que circonstanciées. L’objectif d’une telle approche est de susciter une réflexion sur un sujet non seulement omniprésent,  mais expliquant aussi des phénomènes souvent escamotés.

L’expression littéraire fait appel à des images et à des symboles, voulus ou implicites, par l'auteur. Ceci s’applique à la poésie, comme au roman ou au théâtre. Ce serait une erreur de croire que cela ne concerne que des œuvres appartenant au passé. Le choix des extraits sélectionnés ici, inclut des œuvres modernes, émanant parfois de cultures différentes. L’expression symbolique est universelle et ne connaît pas de frontières.


1.Voici tout d’abord un extrait d’un poème de Victor Hugo (1802-1885), intitulé “Clair de Lune”, extrait des “Orientales”. Le poète se transporte sur les eaux du Bosphore et se positionne dans les yeux d’une sultane, depuis une fenêtre ouverte. Outre l’atmosphère orientale du décor (“le sérail des femmes”), le romantisme sous-jacent (le “clair de lune”), le poème reprend le thème shakespearien de l’apparence et de la réalité (“la lune était sereine” / “un bruit sourd frappe les sourds échos”):

Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes ? -
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé,
Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé

Du lourd vaisseau, rampant sur l'onde avec des rames.

Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine... -
La lune était sereine et jouait sur les flots.

1.1. Le titre du poème a une apparence romantique. C’est une nuit de “clair de lune”. Mais au fur et à mesure que l’on progresseQui trouble ainsi les flots”?).
Albert Rigolot (1862-1932) : Clair de lune sur la mer
dans la lecture, on réalise que le titre a un double sens. La lune est un substitut féminin. Dans la mythologie grecque, Séléné en était la déesse. Le cycle lunaire s’apparente aux cycles féminins. Dans le poème, c’est bien une nuit éclairée, mais ce qui est “clair” n’est pas forcément pris au premier degré. Le poème s’égrène sous les yeux de la sultane. Les rayons de la lune agissent comme un spot lumineux sur une scène pointant vers une toute autre réalité (“

1.2. La symbolique du poème est suggérée peu à peu (“des sacs pesants”, “des sanglots”, “comme une forme humaine”). Au lecteur de la découvrir et de l’interpréter.
1.3. Mis à part la Femme et la Lune, les autres images du poème sont les suivantes: la mer et l’eau, l’oiseau (un cormoran), la pierre, une embarcation et les rames; les sacs ont un effet de chute en donnant une autre vision de la scène.
L’image de l’oiseau suscite une interprétation symbolique. Ce n’est pas seulement une image romantique (celle de l’amour, de la poésie, de son association à l’imagerie orientale). L’oiseau est le seul animal qui évolue sur trois éléments: la terre, l’air et l’eau. Il fait office de messager des dieux. C’est pour cela qu’Hermès est chaussé de sandales ailées dans son rôle de messager des dieux Olympiens. 
Dans ce poème, l’oiseau est un cormoran. On pourrait simplement associer cette image à un contexte marin. En ancien français, il s’agissait d’ “un corbeau de mer”. Mais à bien regarder, le cormoran a un pelage noir et un ventre blanc. C’est surtout un oiseau pêcheur capable de plonger en apnée dans les flots.
Le cormoran du poème vient en annonciateur (comme le Christ dans le Nouveau Testament) pour nous prévenir des maux de ce bas-monde (sacs pesants / des sanglots / se mouvoir / une forme humaine). Il nous entraîne à observer la scène de plus près.

On ne peut s’empêcher d’associer cet oiseau marin à celui de l’Albatros, titre célèbre d’une poésie de Charles Baudelaire (1821-1867), extraite des “Fleurs du Mal”.

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

2.Pour bien montrer la permanence du poète, messager de l’homme, tournons-nous vers ce texte de Jacques Prévert (1900-1977), intitulé "Page d'écriture"
2.1. Tout d’abord, il faut éliminer un vieux contentieux entre l’École et l’élève Prévert. Comme tous les surdoués, l’école ne pouvait pas satisfaire un esprit anti-conformiste tel que Prévert, considéré comme un “cancre”.
Jacques Prévert appartient à l’école du Surréalisme. Ce poème en est donc une illustration.
2.2. Trois personnages se côtoient : le maître, l’enfant, l’oiseau-lyre.
Le maître et l’enfant stigmatisent deux opposés: d’un côté, le conformisme de la société, de l’autre, l’innocence et le rêve.
2.3. L’oiseau-lyre, quant à lui, réintroduit le cycle de l’image symbolique. Cet oiseau est une espèce ornithologique particulièrement répandue en Australie. Voici pour l’apparence. En réalité, on retrouve l’image de l’oiseau, chère aux poètes. Mais ici s’introduit pourtant un élément musical: la lyre (λύρα, lýra). Dans la mythologie grecque, cet instrument à sept cordes, est l’invention d’Hermès, qui en a fait don à son frère aîné, Apollon, dieu de la Lumière et des Arts. Apollon est donc souvent représenté avec cet instrument, portant les sept notes de la gamme musicale. La symbolique du nombre sept s’apparente aux sept arts libéraux. C’est le chiffre de l’esprit, de la connaissance, de la vie intérieure.
2.4.  C’est donc par le biais du rêve et de l’innocence, que le poème prend une nouvelle direction.


l’enfant le voit
l’enfant l’entend
l’enfant l’appelle :
Sauve-moi
joue avec moi
oiseau !

On remarque la trilogie: le voit / l’entend / l’appelle. Le chiffre trois représente l’univers créé.
Puis l’appel binaire: Sauve-moi / joue avec moi. Le deux symbolise un appel en attente (vers une autre création?)

Alors l’oiseau descend
et joue avec l’enfant

2.5. Le rêve se fait réalité. Une réalité tellement emblématique qu’elle en devient symptomatique:

Et l’enfant a caché l’oiseau
dans son pupitre
et tous les enfants
entendent sa chanson
et tous les enfants
entendent la musique

Il n’est plus question du maître, ni de l’enfant, mais bien cette fois de “tous les enfants”. Il s’agit d’une auto-éducation sans maître! 
Pablo Picasso: La Colombe de la paix
2.6. Alors, le poème devient presque une ode écologique, un retour aux sources, à l’essentiel:

Mais tous les autres enfants
écoutent la musique
et les murs de la classe
s’écroulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable
l’encre redevient eau
les pupitres redeviennent arbres
la craie redevient falaise
le porte-plume redevient oiseau.


Tout s’écroule en l’espace de sept images, en se reconstruisant dans le rêve, l’imagination: le sable, l’eau, les arbres, la falaise. On remarque l’effet ascendant des images successives jusqu’à un paroxysme final : “le porte-plume redevient oiseau”. Évidemment, le porte-plume est l’ancêtre du noble stylo du Baron Bic. Mais il a surtout l’avantage de faire le lien entre la plume des écritures d’antan et celles des oiseaux, aux sept cordes musicales.

Les deux poèmes, celui de Hugo au XIXe et et celui de Prévert au XXe, illustrent l’importance de la symbolique en poésie. 

Alors, il semble opportun de se tourner maintenant vers la prose. Les exemples choisis proviennent de différentes époques, mais aussi de différentes cultures.

3.1. En Chine, au VIe siècle av. J.-C., Lao-Tseu (571-531 av. J.-C.), fondateur du taoïsme, écrit le Tao-Te-King, un des trois piliers de
Peinture chinoise: Montagnes célestes.
la pensée chinoise, avec le confucianisme et le bouddhisme. Le “
Livre de la Loi et de la Vertu” comporte 81 courts chapitres. Faut-il y voir l’emblème oriental suprême du 9 (8+1)? Cet ouvrage est une réflexion sur l’équilibre entre les deux pôles de l’univers: le Yin féminin et le Yang masculin.
Le Tao est un code de comportement prêchant l’harmonie avec l’ordre naturel. Certains passages font appel à une interprétation symbolique. En voici un exemple, qui est aussi une parfaite illustration symbolique du signe du Yin et du Yang:
Le Tao a produit un; un a produit deux; deux a produit trois; trois a produit tous les êtres.” (XLII)
L’ésotérisme de ce passage - beaucoup trop simple en apparence au 1er degré - appelle un commentaire au 2e degré.
-Un a produit deux, c’est-à-dire s’est divisé en principe yin, “femelle”, et en principe yang, “mâle”.
-Deux a produit trois (c’est-à-dire deux ont produit un troisième principe): le principe femelle et le principe mâle se sont unis et ont produit “l’harmonie”.
-Trois, c’est-à-dire ce troisième principe. Le souffle d’”harmonie” s’est condensé et a produit tous les êtres.
Le symbolisme du chiffre trois est ainsi révélé dans ce passage. En Chine, comme dans la Grèce antique, ce nombre conserve une valeur symbolique de première importance.

3.2. Poésie, philosophie, et maintenant théâtre. William Shakespeare (1564-1616), maître incontesté de la période élisabéthaine, manie le symbole à travers les thèmes, les images de la mise en scène, mais aussi au travers des mots, des jeux de mots ou des répétitions orchestrées (notamment en double ou triple). Parmi les grands thèmes shakespeariens, deux sont récurrents: celui de la scène théâtrale et celui de la folie. Chacun d’eux rebondit sur une idée centrale, chère au dramaturge, le thème de l’apparence et de la réalité, qui, comme cela l’a déjà été évoqué est un trait caractéristique et révélateur du symbole. 
Le terme est issu du grec ancien [sumbolon, σύμβολον] signifiant “mettre ensemble”, puisqu’à l’origine, il s’agissait de deux moitiés que l’on apportait pour retrouver une unité perdue. 

Macbeth” (1605) est l’une des plus belles tragédies de Shakespeare. Le passage suivant est extrait d’une scène où Macbeth, meurtrier du roi, vient d’apprendre le suicide de sa femme:

“To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time;
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle!
Life's but a walking shadow, a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.” 
(acte 5, scène 5)


On retrouve une accumulation de presque tous les thèmes shakespeariens évoqués précédemment. Mais puisque l’on évoque maintenant le théâtre, il faut relever les termes suivants: “un mauvais acteur “ (a poor player), ou encore “la scène du théâtre” (the stage). Traduite en partie, voici ce que dit la fin du passage cité: “La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène et qu'ensuite on n'entend plus. C'est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.”
Cet extrrait est un bon exemple de la philosophie shakespearienne.
En 1929, le romancier américain, William Faulkner (1897-1962) publie un quatrième roman intitulé “Le Bruit et la Fureur” (The Sound and the Fury), titre évidemment emprunté au dramaturge.

3.3. Le théâtre va à présent nous faire rebondir vers le roman. Mohamed Fellag (né en Kabylie en 1950) a d’abord été comédien et metteur en scène, puis est devenu humoriste, avant de basculer dans la littérature. Ce Kabyle, qui vit maintenant en France, appartient donc au mouvement de la littérature algérienne francophone. En tant qu’homme de théâtre, c’est aussi un grand admirateur de Shakespeare qu’il a parfois mis en scène.
Dans un roman intitulé “L’Allumeur de rêves berbères”, un tantinet surréaliste, il utilise fréquemment les images et les symboles. Le roman décrit l’atmosphère des années sombres des conflits fondamentalistes, vues au travers du petit peuple, vivant entre le marteau (du FLN) et l’enclume (de l’islamisme radical). 
Voici un extrait d’une critique, écrite de ma main pour un magazine, sur le symbolisme sous-jacent de ce roman, où les coupures d’eau périodiques, reviennent comme un leitmotiv que l’on ne comprend pas immédiatement:
“Il faut pourtant avouer à ce stade qu'on n'a toujours pas la clé du titre, un tant soit peu ésotérique. L'explication arrive pourtant au chapitre 27, de manière presque surréaliste, avec une pointe d'humour frisant l'univers de Salvator Dali. Aziz est un des personnages du roman. (Or, la mise en scène romanesque, tient lieu parfois de scène théâtrale. Car on sent bien la plume du dramaturge derrière le récit). Aziz donc est un inventeur ubuesque. Il vient de mettre au point une surprenante machine... : « J'ai inventé cette machine Rêves berbères, nous dit la bouche de la tête d'Aziz. Rêves berbères fabrique des boissons alcoolisées ! » [Ch.27, p.196]. Et Aziz que l'on sait mort ajoute : « À partir d'aujourd'hui cette taverne va aider à desserrer l'étau du stress qui emprisonne nos concitoyens ! Mais, au-delà de simple fabricant d'alcool, cet outil va révolutionner les mentalités » [idem]. Et cette voix, venue d'un « au-delà » rimant avec eau, ajoute encore : «  Ces ingrédients représentent la quintessence des parfums des civilisations qui ont foulé cette terre. Je l'ai laissé fermenter pendant sept mois, chiffre cabalistique. Pendant ce temps-là, j'ai enregistré à voix haute un résumé de l'histoire de notre aire géographique appelée selon les différents colonisateurs : Africa, Numidia, Berbérie, Maghreb ou Afrique du Nord. » [idem]. Aziz ajoute ensuite avec une ironie acerbe résumant le surréalisme sous-jacent : « Personnellement, je préfère, même s'il est péjoratif le terme Berbérie, parce qu'il est le socle qui englobe la géographie physique et l'unicité linguistique sur lesquelles se sont posées et fondues les différentes cultures venues d'ailleurs » [idem]. Aziz est un prénom arabe signifiant 'aimé' ou 'puissant'. C'est aussi un nom qui commence avec la première lettre de l'alphabet romain et se termine avec la dernière. Le Z central du mot n'est peut-être pas sans rapport avec le Z-Amazigh, celui de l'identité berbère. Est-ce bien aussi accidentel si le personnage principal s'appelle Zakaria et que sa voiture est une Zastava tchèque? Le cadre ésotérique de cette scène extraite du chapitre 27, où l'alambic évoque aussi l'antre d'un alchimiste, évoque l'univers d'un médium. La 'taverne' en question, se trouve dans une cave. Il n'y a donc qu'un pas pour transmuter la taverne, en caverne. [Il s’agit de changer la première lettre du mot]. Ce lieu ésotérique est d'ailleurs propice à la communication avec les esprits d'hommes célèbres. Hormis Shakespeare déjà cité, voici qu'apparaissent Einstein, Marcello Mastroianni, Woody Allen, Jean-Paul Sartre. Cette scène rappelle bien sûr celle des sorcières de 'MacBeth' où tous les « parfums d'Arabie » sont devenus les « parfums des civilisations qui ont foulé cette terre ». Or, comme le mot A-Z-I-Z est formé de quatre lettres, il devient l'éponyme de la « quadrature du cercle », si représentatif de certaines poteries berbères.”

3.4. Pour bien souligner l’universalité du symbole, passons de l’Algérie à la Chine. Dai Sijie (1954-) est un romancier chinois qui a fui la Chine de Mao Zedong pour s’établir en France et écrire dans la langue de Molière. En l’An 2000, il publie “Balzac et la Petite Tailleuse chinoise”. Comme Dai Sijie était aussi cinéaste, le roman est également devenu un film. Le bénéfice de la plume de ce romancier est qu’il transfère directement dans la langue française, des éléments de la culture chinoise. Or ce superbe roman est littéralement truffé de symboles. Au risque de ne pas en faire le lien, la lecture reste alors exotérique, en gommant totalement son aspect véritablement ésotérique.

 3.4.1.Le titre. Il est porteur d’un double message. Ce n’est pas seulement un écho au célèbre roman de Pearl Buck, “Vent d’Est, Vent d’Ouest” [‘East Wind, West Wind’], en sens inverse, puisque Balzac représente le savoir occidental et la petite tailleuse, la volonté d’apprendre orientale. Il est aussi porteur d’un impact linguistique. Phonétiquement parlant, les noms chinois sont toujours tri-phoniques (Mao Tse Tung, Tchang Kai_Chek). Le chiffre trois - comme chez les Grecs - a une signification symbolique importante en Chine (voir la rubrique sur le Tao Te King). Or, voici ce que Bal-zac donne en chinois: Balzac [Ba-er-za-ke : 4 idéogrammes). Au lieu d’une tri-phonie habituelle, le terme évoque une quadrature. Le carré dans la symbolique chinoise représente un ordre terrestre établi: celui de la ville orientale s’ouvrant aux quatre directions, le plan de la Cité interdite, l’assise du Temple du Ciel. Comme de bien entendu Balzac est un romancier prolixe et célèbre, un digne représentant de la “Terre des Arts”, de la Lumière venue de l’Ouest.
Le titre, un tant soit peu énigmatique, comporte une seconde image que le “et” met en valeur: “la petite tailleuse chinoise”. L’aspect culturel est marqué par l’adjectif “chinoise” et par une triple association de termes: petite + tailleuse + chinoise. Or cette petite tailleuse n’est pas sans rappeler Clotho (la Fileuse), l’une des trois Moires [Μοῖραι] du mythe grec, devenues les Parques dans la mythologie romaine. Le roman évoque aussi la statue du mythe de Pygmalion, Galatée, reprise par George Bernard Shaw, dont la version cinématographique et musicale a donné “My Fair Lady”. Dans le roman de Dai Sijie, le livre se substitue à la statue de la mythologie au travers des deux principaux protagonistes: Leo (Pygmalion) et la petite tailleuse (Galatée).

3.4.2.Le cadre physique. La scène comporte trois niveaux: la maison des deux jeunes adolescents, le village, la montagne du Phénix du Ciel. Apparemment, le cadre est imaginaire et ne correspond à aucun lieu réel, hormis celui de la province montagneuse et éloignée du Sichuan.
Le troisième niveau supérieur offre un arrière-plan symbolique intéressant. Il y a d’abord le lien spirituel de la montagne et du ciel. L’image du phénix, un oiseau mythique, a de toute évidence fait un long vol pour arriver jusqu’en extrême-orient! Ce mythe fait office de lien entre Ouest et Est. Mais surtout, n’oublions pas, cet oiseau renaît de ses cendres. Souvenons-nous de l’arrière plan de la révolution culturelle chinoise dont l’objectif est de brûler le livre et la culture. Car ce 
“Phénix du Ciel” a une double connotation dans la culture chinoise. Culturellement, c’est aussi la représentation céleste de l’Impératrice, le pendant du dragon, signe de l’Empereur. 

Or, ce même “Phénix du Ciel” possède une troisième connotation, rattachée au personnage de “la petite tailleuse chinoise”. Le terme “chinois” est à considérer avec plus d’attention qu’il ne paraît. Les livres brûlés renaissent, comme l’oiseau du mythe, dans un seul ouvrage intitulé “Ursule Mirouët”. Ce court roman de Balzac évoque l’éducation d’une orpheline faite par son tuteur. Ce “petit livre” (le roman de Balzac) se substitue alors au “petit livre rouge” bien connu. L’image du phénix refait surface une nouvelle fois.

Comme on le constate, la force du symbole est de pouvoir réunir un tout par le biais d’une simple image.

3.4.3.Le thème de l’apparence et de la réalité. Ce thème shakespearien est utilisé de manière inattendue et humoristique dans le roman. Les deux jeunes protagonistes adolescents sont envoyés dans ce village isolé du Sichuan pour y être rééduqués par des campagnards ignorants. Un proverbe chinois dit : « Le chemin du Sichuan est plus difficile que de monter au ciel (蜀道难于上青天).» Par le biais d’un instrument de musique, en l’occurence un violon, tout se met à prendre une tournure ironique: en définitive les deux jeunes captifs citadins vont rééduquer peu à peu, à leur insu, tout les villageois, y compris leur chef ! Cette scène se passe au tout début du roman. Le morceau musical choisi est hautement significatif. C’est une musique classique – donc universelle – « une sonate de Mozart ». [‘’Depuis quelques années, toutes les œuvres de Mozart, ou de n’importe quel musicien occidental, étaient interdites dans notre pays’’ [p.19]. La première leçon de rééducation - en sens inverse - comporte trois mots clés: un violon + une sonate + Mozart. Aucun de ces trois mots n’appartient au vocabulaire de ces humbles paysans.

Il ne s’agit pas de déflorer ici la lecture d’un texte riche en symboles et en rebondissements. L’idée est de montrer tout simplement que le symbole est bien vivant, universel et source de Lumière et de Connaissance.

3.4.4.Le livre. Pour bien montrer les différents niveaux symboliques qui s’entremêlent, il suffit de réfléchir sur ce que le livre
Salvador Dali: Livre aux oiseaux.
représente.

 Un premier livre apparaît chez la Petite Tailleuse. [« J’aperçus un livre qui traînait sur une table », p.39]. Or les livres sont interdits. [« À l’époque, tous les livres étaient interdits, à l’exception de ceux de Mao », p.79] Et au narrateur d’ajouter par la suite : « Je hais tous ceux qui nous ont interdit ces livres», p.122. Ironie suprême, le premier livre de lecture est « un petit livre » [p.86] ; il est étranger, puisqu’il s’agit d’Ursule Mirouët de Balzac. C’est un don du Binoclard dont le père est écrivain et la mère, poétesse. Ce livre surgit d’ « une valise secrète » [p.74], « fermée à clé en trois endroits » [p.78]. Tout va alors basculer sur la voie de la Connaissance. Et à Luo d’ajouter : « Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde», p.127]. Nous sommes en plein ésotérisme littéraire.

3.4.5.Autres images symboliques: Luo, la montagne, les oiseaux (phénix et coq). 
L’un des trois protagonistes du roman s’appelle Luo (les deux autres sont le narrateur et la petite tailleuse). Luo est un Pygmalion oriental. LUO est un mot composé de 3 lettres et de 2 syllabes. En chinois son nom se rattache à la cage d’un oiseau. Mais faut-il voir dans sa transcription occidentale une onomatopée (lu + haut)? Car c’est un conteur-né qui lit à haute voix films et livres ! Mais c’est lui aussi qui, à l’aide de son violon, introduit Mozart aux villageois. Or, Luo peut aussi être associé à Prométhée, voire à Hermès, jouant le rôle de messager. Voilà que Lui possède aussi un coq (p.27) - symbole de Force et d’Espoir, car il chante au lever du jour. Si son nom évoque une cage, c’est bien parce qu’il est dans ce village “en prison” de rééducation. Mais, cette cage est restée ouverte et le coq est libre de se pavaner! Symboliquement encore, le coq symbolise une renaissance. En Thaïlande, beaucoup d’oratoires sont entourés de figurines représentant un coq. Mais pas seulement au Siam; les tombes puniques possèdent aussi cette même effigie symbolique. 
Dans le roman, le coq est associé au phénix. Or la montagne des jeunes ‘’captifs’' s’appelle « le Phénix du Ciel » (P.25). L’image de la montagne du phènix du ciel et du coq de Luo ont un effet miroir. « Tout cela grâce à un autre’’phénix’', tout petit, presque minuscule, plutôt terrestre, dont le maître était mon ami Luo. » […] En réalité, ce n’était pas un vrai phénix, mais un coq orgueilleux à plumes de paon. ». D’un côté, il y a la spiritualité du Ciel, et de l’autre la réalité terrestre.


On pourrait a priori penser que le symbole est menacé de disparition dans le monde d’aujourd’hui. Il est probable que c’est en partie vrai. On est moins enclins à percevoir l’impact du symbolisme. Le fait d’avoir choisi quelques textes littéraires appartenant au monde moderne, permet de voir que la symbolique demeure une référence bien vivante. La psychanalyse a bien saisi cela quand elle se tourne vers le rêve pour révéler la partie cachée de l’individu.
Le symbole demeure une expression profondément humaine. Il s’agit d’une conception inhérente à l’espèce humaine depuis la nuit des temps. Les mythologies de tous les peuples en sont une marque indélébile. On y retrouve toutes les principales images qui constituent l’univers cosmique de l’Homme.
S’il existe un domaine où l’Homme se révèle véritablement semblable aux quatre coins de la Terre, et à tous les âges, c’est véritablement au travers de l’expression symbolique. L’ethnologie moderne ne s’y est pas trompée et c’est ce qui caractérise notamment la pensée de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) ou bien celle de Georges Dumézil (1898-1986). “Comment des sociétés contemporaines, restées ignorantes de l'électricité et de la machine à vapeur, n'évoqueraient-elles pas la phase correspondante du développement de la civilisation occidentale ? Comment ne pas comparer les tribus indigènes, sans écriture et sans métallurgie, mais traçant des figures sur les parois rocheuses et fabriquant des outils de pierre, avec les formes archaïques de cette même civilisation, dont les vestiges trouvés dans les grottes de France et d'Espagne attestent la similarité ? C'est là surtout que le faux évolutionnisme s'est donné libre cours.” 
Ce n’est pas seulement l’anthropologie ou bien l’ethnologie qui s’intéressent aux symboles. Un regard porté sur l’expression linguistique révèle tout aussi bien l’impact que cela peut avoir sur la langue: “vieux comme Mathusalem” ou “riche comme Crésus” pour le mythe, “le pays du Soleil levant” (géographie), des expressions populaires comme “toucher du bois”, “haut comme trois pommes”, etc..
Les historiens ont souvent omis d’interpréter les signes symboliques du passé pour expliquer ou corroborer certains messages inscrits dans la pierre. Or voici ce que Christiane Desroche Noblecourt, archéologue et spécialiste de l’Égypte, nous révèle lorsqu’elle écrit: “Pour aller plus loin, il faut recourir aux symboles et aux mythes que les textes et les images ont perpétués”.
Christian Sorand


BIBLIOGRAPHIE:

Balzac, Honoré de - Ursule Mirouët, Gallimard, Coll. Folio Classiques, ISBN13 9782070373000
Baudelaire, Charles - Les Fleurs du Mal, Le Livre de Poche Classiques
Buck, Pearl - Vent d’Est, Vent d’Ouest, Le Livre de Poche,
Camus, Albert - Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Coll.Folio Essais, 
Dai Siljie - Balzac et la petite tailleuse chinoise, Gallimard, Coll. Folio,
Desroches Noblecourt, Christiane - Symboles de l’Égypte, Desclée de Brouwer, 2004, ISBN : 978-2-253-12248-7
Faulkner, William - Le Bruit et la Fureur, Gallimard, Coll. Folio
Fellag, Mohamed - L’Allumeur de rêves berbères, éditions J.-C. Lattès, 2007, Coll. J’ai lu, Paris, 2012, ISBN : 978-2-290-00906-2
Hugo, Victor - Les Orientales, Le Livre de Poche Classiques
Lao-Tseu, Le Tao-Te-King, Marabout, ISBN: 978-2-501-13938-0
Lévi-Strauss, Claude - Race et Histoire, Denoël, Folio-Essais, Paris, 1987.
Mao Tse-Toung - Le Petit Livre rouge
Prévert, Jacques - Paroles, Gallimard, Coll. Folio, ISBN : 9782070367627
Shakespeare, William - Macbeth
Shaw, George Bernard - Pygmalion

Liens:
-Charles Baudelaire:  L'Albatros (Poetica)
-Jacques Prévert,  Page d'écriture (Les Voix de la Poésie)
-Sorand, Christian - Analyse du roman: “L’allumeur de rêves berbères”,  Inumiden
-Victor Hugo, Clair de lune (BNF)

Illustrations:
Albert Rigolot: “Clair de lune sur la mer”
Pablo Picasso: “La Colombe de la Paix”
Peinture chinoise: “Les Montagnes célestes (Zen)”
Salvador Dali: “Livre aux Oiseaux”

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