'Sucre Noir'' de Miguel Bonnefoy
Le jeune franco-vénézuélien, Miguel Bonnefoy, a donc publié un troisième ouvrage, dont la lecture confirme, une nouvelle fois, ses talents d'écrivain. Un récit si captivant qu'il a le don de transposer le lecteur dans l'univers imaginaire d'un récit dont il est difficile de se détacher avant la dernière page de ce magnifique roman, intitulé ''Sucre Noir''.
Titre anglais de ''Sucre Noir'' |
Le nom de l'auteur est déjà un avant-goût d'un style écrit d'une main merveilleusement francophone, mais bien assise dans l'univers exotique sud-américain. À la différence, que le récit s'exprime directement dans la langue de Molière, sans passer par une traduction espagnole ou portugaise. La puissance créatrice de la langue de Cervantès, qu'assurément, l'auteur connaît bien, n'est jamais tout à fait absente. « Serena se prit à rêver d'une autre vie qui serait folle et intrépide, où il y aurait des continents à explorer et des moulins à combattre ». [p.151]
L'univers romanesque de Miguel Bonnefoy possède cette double caractéristique sud-américaine : une ambiance tropicale et la puissance d'un conte fantastique ayant ses deux pieds ancrés sur un continent où l'exubérance de la nature influe sur les croyances d'un métissage latino-indien. Page après page, ''Sucre Noir'' rappelle l'atmosphère du Colombien, Gabriel Garcia Marquez (1927-2014) (Cent Ans de Solitude), ou du Brésilien, Jorge Amado (1912-2001) (Bahia de Tous les Saints) ; on y retrouve plus encore cette incommensurable fusion identitaire exprimée par le style du ''réalisme magique'' des romans de la Chilienne, Isabel Allende (née en 1942) comme ''La Cité des dieux sauvages'' (Grasset, 2002) ou ''Le Cahier de Maya'' (Grasset, 2013). Comme Miguel Bonnefoy vit au Vénézuela, on y sent également une indéniable touche caraïbe, rappelée par l'histoire des grands pirates ou par le goût indissociable du rhum. « Au centre de la pièce, des cassettes étaient ouvertes sur une table, avec des compas et des bréviaires en peau de lézard, sur lesquels reposaient de l'huil de ricin et du rhum de Cayenne». [p.11]
Comme précédemment, ''Sucre Noir'' est marqué par la truculence rabelaisienne d'une langue ancrée dans les légendes fantastiques sud-américaines. « On eût dit que devant elle se rassemblait tout l'or du continent, de l'Amazonie à Ushuaïa, du flanc des Andes aux côtes du Brésil, de l'Araucania au Venezuela. Là confluaient, comme les ruisseaux d'un grand fleuve, l'argent de tous les ports, les pièces des monastères, l'impôt de toutes les provinces, l'orfèvrerie des seigneuries, les réserves de toutes les banques et la bourse des princes ». [p.144]
La force littéraire de Miguel Bonnefoy s'exprime aussi dans le classicisme de ses portraits et dans la magie descriptive d'un exotisme de mise. « L'homme, brun et petit, descendit de la voiture, sauta du marchepied en souliers vernis à boutons ciselés. / Sa peau avait une couleur d'ivoire et deux joues parfaitement symétriques soulignaient son regard candide. Ses cheveux gris étaient coupés presque à ras, et bien qu'il ait dépassé la quarantaine, une lueur vive dans ses yeux lui donnait comme une jeunesse tardive ». [pp.133-134] Les scènes descriptives appartiennent tantôt à une réalité imagée, comme dans cette description de la propriété de la famille Otero : « Bien que la façade fût laide et les volets décrépits, l'intérieur sentait bon le sucre, mêlé aux odeurs de bois. De l'entrée principale jusqu'au dernier étage, la maison entière baignait dans une lumière de cuir et de vieux chêne. Le matin, des vents fous la recouvraient d'une poussière cendrée qui apportait des cigales et des présages. Le soir, tout était mauve ». [p.25] Ou bien tantôt également à une rétrospective historique imaginaire, comme dans l'extrait suivant : « L'espace était rempli de curiosités lointaines, objets de pillages, qui servaient de monnaie d'échange dans les ports étrangers. Sur une table, s'entassaient des quintaux de clous de girofle venus des Moluques, de l'ivoire du Siam, du cachemire du Bengale et du bois de santal du Timor. Tout sentait le poivre de Malabar conservé dans de la porcelaine ». [p.11]
Malgré toutes ces qualités indéniables, « Sucre Noir » possède une qualité supplémentaire que la critique n'a pas encore perçue à sa juste place. Ce conte philosophique initié à partir du trésor imaginaire du célèbre pirate britannique, Henry Morgan, relate l'héritage d'une chasse au trésor de trois générations, à la fois réelle et imaginaire, dont l'issue est tout aussi inattendue que fantastique. Moment littéraire devenu rarissime, Miguel Bonnefoy utilise une imagerie mythique et symbolique remarquable qui, dans ce nouveau roman, le rattache au maître ésotérique incontesté de la littérature sud-américaine, Jorge Luis Borgès (1899-1986). Nul doute que la trame du roman contient en germes un certain halo de mystères que l'on retrouve par exemple dans ''L'Aleph''. Le titre du récit donne le ton et le dernier chapitre vient confirmer cet aspect symbolique des images.
' 'Sucre Noir'', cette simple juxtaposition de deux mots qui s'opposent résume parfaitement l' ouvrage.Il y a d'une part un ingrédient faisant appel à toutes les douceurs, et d'autre part une teinte souvent perçue comme maléfique.
Même si le sucre noir japonais existe véritablement, il est clair que dans l'esprit d'un Sud-Américain, cette denrée provient de la canne à sucre. Le sucre est roux naturellement, blanc quand il est raffiné. Le sucré est un élément essentiel parmi les quatre gouts initiaux avec le salé, l'acide et l'amer. Il a été la richesse d'économie agricole de certains pays du continent. Il ne faut pas oublier non plus que la molasse, qui par contre est un extrait de couleur noire, sert à la fabrication du rhum. Sur un premier plan donc, le lieu romanesque est établi.Dans le récit, la plantation de canne à sucre devient ensuite une rhumerie florissante.
On peut donc poursuivre l'analyse de l'élément noir. Le roman débute avec un premier chapitre évoquant le personnage emblématique d'Henry Morgan. Or, on le sait, le drapeau des pirates est noir avec deux sabres croisés sous un crâne. ''Sucre Noir'' n'est certes pas ce qu'on pourrait appeler un « roman noir », même si l'on trouve un jour le cadavre d'un planteur ennemi dans une barrique de rhum. Il est vrai en tout cas, que le thème de la mort est omniprésent dans le récit. Il est rappelé sans cesse par la date du 1er novembre de chaque année. Les deux mots du titre apparaissent séparément tout au long de l'histoire.
Le titre évoque donc une dualité complémentaire, similaire au Yin et au Yang : le noir s'oppose au blanc, mais il faut noter que le sucre conserve un élément du noir (la mélasse) et que le noir de l'étendard contient trois éléments blancs (le crâne et les deux sabres). On verra ensuite que le chiffre 3 a aussi son importance...
Cette opposition complémentaire n'est pas le seul apanage de deux couleurs neutres. Elle fait aussi référence à d'autres entités : jour/nuit, saison sèche/saison humide, masculin/féminin, vie/mort, pauvreté/richesse, célibat/couple, agriculture/industrialisation, nature/modernisme.
Ce symbolisme latent émerge aussi dans l'image des quatre éléments : l'eau (sous des formes diverses : mer, mangrove, marais, rivière, pluie), l'air, la terre, et surtout le feu (multiple dans ses apparitions parfois destructives ou purificatrices (incendie, incinération, « une simple chandelle rudimentaire» [p.178] qui viendra mettre le feu aux poudres, et surtout ce personnage rescapé des flammes d'un brûlis et baptisé Eva Fuego!).
''Sucre Noir'' est un roman cyclique tournant autour d'une autre couleur, le jaune, au centre de ce qui semble être un sorte de malédiction contenue dans l'image du trésor perdu d'un pirate. Cette couleur réapparaît à plusieurs reprises, bien sûr quand il s'agit d'or, mais aussi sous la forme du maïs, d'un canari, d'un éclairage, ou encore sous la forme de ce petit chien répondant au nom d'Oro !
Le « trésor » dont il est question tout au long du récit n'est pas non plus celui auquel on s'attend. Ainsi Serena Otero, la fille unique du couple de fermiers, dit un jour à Severo Bracamonte, qui deviendra ultérieurement son époux : « Imbécile.Tu seras un homme quand tu sortiras un trésor du fond de mes yeux ». [p.63] Ce trésor perdu que l'on cherche n'est certainement pas là où l'on pense qu'il est. « Tout ce qui brille n'est pas or ». Miguel Bonnefoy manipule adroitement le thème shakespearien de l'apparence et de la réalité que l'on pourrait restituer sous la forme suivante : celui qui cherche le trésor ne trouvera rien ; par contre, il apparaître à ceux qui ne le cherche point. En nettoyant les entrailles d'une poule destinée à la cuisine, Eva Fuego, surprise, y trouve « une pépite d'or, pas plus grosse qu'un grain de maïs ». [p.140]. Les dernières lignes du roman décrivent Serena, la mère adoptive d'Eva Fuego, à qui il ne reste que « le trésor de Henry Morgan, elle qui ne l'avait jamais cherché ». [p.190] Il s'agit bien de la fin d'un cycle porteur de malédiction et dont l'épilogue serait d'éviter à tout prix les appâts du gain et les risques de l'orgueil démesuré. Au lieu d'être un moyen de se libérer, on devient prisonnier du trésor. « Rien n'était plus triste que cet être prisonnier de lui-même, enchaîné à lui-même, survivant dans un coin lépreux, léchant l'or comme une plaie ». [p.188]
Toute cette histoire romanesque revêt aussi une ambiance mythique, parfois empreinte d'un halo de spiritisme ou d'alchimie.
Ainsi, il est dit que « Severo Bracamonte comprit qu'il aimait la terre plus que l'or » [p.72]. Et donc « il voulut faire du rhum » et « il construisit un alambic » lui permettant de prendre « un plaisir enfantin à observer les vapeurs d'alcool s'élever jusqu'au bec ». [p.73]
« Le rhum d'Eva Fuego[…] porte malheur ». « Il y avait là la nature des malédictions bibliques ». [p.183]. Cette figure emblématique du roman appartient à « une dynastie d'êtres venus avec le vent ». [p.110] Serena cherchait désespérément à avoir un enfant. Au cours d'un incendie provoqué par les brûlis, le chien Oro sauve du feu « une petite fille de quelques jours ». [p.108] Severo, le père adoptif, la recueille bouleversé et l'emmène à son épouse qui déclare alors : « Ne cherchez pas plus loin[…] Le voilà votre trésor ». [p.109] Le vent et le feu, comme dans la Genèse, ont donc fait don d'une enfant « qu'ils avaient trouvée sans l'avoir cherchée » et qui « naquit donc une seconde fois sous le tropique du Cancer, dans la chaleur des manguiers, et ils lui donnèrent le prénom de la première femme et du premier élément : Eva Fuego ». [p.110] L'élément terre intervient donc, mais l'ironie du sort romanesque voudra que, suite à l'incendie accidentel de la plantation (Fuego), cette deuxième Ève (Eva) disparut dans les rapides du fleuve et « qu'au lever du jour, on n'avait toujours pas repêché le corps ». [p.180] Mais comme toujours chez Miguel Bonnefoy l'apparence n'est pas la réalité. Il est fait mention de disparition, et non pas de mort....
Une fois encore, hormis William Shakespeare, on retrouve ici des éléments chers aux nouvelles de J.L. Borges.
Parmi les éléments cycliques du récit, il a déjà été fait mention de cette date du 1er novembre, fête des Tous ls Saints et des Morts. Il s'agit d'un leitmotiv fatidique apparaissant tout au début et se terminant dans l'épilogue. « Tous les 1er novembre, avec une ponctualité religieuse, une vieille femme entrait dans la maison, un seau vide à la main, marchait droit vers cette chambre et s'y enfermait pendant des heures. C'était l'ancienne propriétaire qui venait pleurer là son mari mort ». [p.26] Auparavant, l'auteur prend soin de préciser que « Cette chambre n'avait jamais été occupée. L'acte de vente précisait que ceux qui prendraient possession de la maison devaient s'engager à ne rien toucher dans la chambre du fond ». [p.26] Et lorsqu'à la fin du roman, Serena revient prendre possession de sa maison, elle décide de ne plus être partie prenante du cycle infernal et de vendre sa ferme « pour une somme ridicule ». Toutefois, une clause de l'acte de propriété mentionnait « que les nouveaux propriétaires s'engagent à ne rien toucher dans la chambre du fond », car elle savait déjà « qu'elle reviendrait tous les 1er novembre […] un seau vide à la main , pour pleurer sa fille et ses deux maris ». [pp.189-190] Si on ne réchappe pas au cycle de la destinée, la seule manière de demeurer un acteur passif est d'en sortir muni d'un seau vide.
Et puisque le symbolisme du chiffre trois a été précédemment évoqué, il est vraisemblable qu'il représente le seau immuable de la destinée humaine.
Le récit prend place « trois siècles plus tard » [p.23] après la mort tragique du pirate emportant son coffre maudit en s'écriant : « La mort doit bien avoir un prix ». [p.20] « Un village s'installa là où le bateau avait disparu ». [p.23]. Le noir n'était pas encore de mise. « La ferme de la famille Otero faisait face au soleil avec des tuiles vermeilles et des murs blancs ». [p.25] Toutefois, la demeure porte déjà le sceau maudit du trois : « On comptait à l'étage trois chambres aux murs jaunis et une petite habitation, au rez-de-chaussée, séparée des autres, que trois chaises de paille, un lit et des rideaux d'étamine meublaient grossièrement ». [p.25] Trois générations vont donc s'y succéder : le père et la mère Otero ; leur fille unique Serena épousera ensuite un nouveau venu, Severo Bracamonte. ; le couple adopte ensuite une toute petite fille sauvée des flammes et baptisée Eva Fuego Brocamonte, qui restera sans « alliance au doigt » .[p.164]. Or l'alliance se porte au troisième doigt. « Pour elle, une alliance au doigt était comme un chaîne au cou ». [p.164]. Trois générations de femmes bien différentes les unes des autres. Or cette fille maudite, née du feu et disparut dans l'eau du fleuve, survivait encore dans « la chambre interdite » [p.186] quand sa mère Serena la découvre fortuitement à son retour. « Cette créature dormait ainsi depuis trois ans sur un lit d'émeraude, de rubis de touts tailles, de soieries et de gemmes, au fond de cette alcôve, s'abreuvant à la lumière de son trésor ». [p.188]
Ainsi Serena, sereine, à la hauteur de son nom, va pleurer ses trois morts, « sa fille et ses deux maris » [p.189] dans le « sucre noir de ses jours ». [p.188]
''Sucre Noir'', un trésor de lecture dont il faut savoir apprécier la richesse à l'ombre d'un après-midi ensoleillé, un verre de citronnade sucrée à point et saupoudrée de pulpe jaune, à portée de main. Quelques gouttes de vieux rhum, quoique optionnelles, en feront un ingrédient parfait pour conditionner le corps à un cocktail spirituel.
Mille millions de mille sabords, cette envoûtante fiction exotique, écrite d'une main de maître, a le don superbe de vous faire naviguer sur la grand' mare caraïbe de la flibuste et du rêve.
Christian Sorand
''Sucre Noir'', Miguel Bonnefoy, Rivages Poche, Payot, 2019. ISBN : 9-782743-647421
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