Le récit d’un mythe littéraire
Ce roman de Laurent Gaudé est un conte mythique, intemporel, qui propulse la tragédie grecque dans un cadre africain. Dans une culture
où l’oralité prévaut, le mythe s’insère parfaitement au cadre choisi. De ce fait, il nous entraîne dans un monde devenu le miroir de l’Antiquité tout en adoptant une dimension un tant soit peu exotique. L’action dramatique se déroule dans une aire géographique, certes toujours un peu mystérieuse, mais se fond aisément dans notre inconscient mythique. De Gide à Le Clézio, en passant par Saint Exupéry ou Frison-Roche, le Sahara reste un environnement familier dans la littérature française.
Cette histoire est une adaptation romancée d’une pièce écrite au départ par l’auteur. La dimension théâtrale apparaît en toile de fond, calquée sur la Grèce antique. L’atmosphère minimaliste rappelle un peu le théâtre de Brecht ou de Beckett. On y décèle aussi des thèmes shakespeariens appartenant à “MacBeth” ou “Hamlet”. La trame du récit se passe dans une Afrique dépouillée de toute fioriture puisqu’elle nous plonge aux confins du désert; sans doute dans un Sahel sans nom et sans époque définie, comme l’exige le récit du conte.
Ce qui est plus frappant ici, ce sont les éléments du mythe qui émergent des mots et des images, comme si le vent du désert avait soudain mis à nu des vérités dissimulées sous les pierres et sous les dunes. Les Djinns se substituent aux Furies.
Toute épopée mythique débute par un mythe fondateur. C’est bien ainsi que s’ouvre le récit. “Au tout début de sa vie, dans ces jours d’origine où la matière est encore indistincte, où tout n’est que chair, bruits sourds, pulsations, veines qui battent et souffle qui cherche son chemin, dans ces heures où la vie n’est pas encore sûre, où tout peut renoncer et s’éteindre, il y a ce cri, si lointain, si étrange que l’on pourrait croire que la montagne gémit, lassée de sa propre immobilité” (Babel, p.11). Le thème du cri apparaît. Il sera récurrent à l’instar de la célèbre toile d’Edvard Munch. On relève également deux autres images: le chemin et la montagne. Les fondations du mythe sont mises en place.
L’atmosphère est réduite au strict minimum. Le désert remplace la mer Égée. Seul le village des Djimba justifie un peuplement humain plus large. Cette communauté justifie l’origine des maux du drame, à travers lequel l’Antigone du récit (Salina) va progressivement évoluer. Alors, tous les ingrédients d’une tragédie vont peu à peu se mettre en place: le clan, l’ennemi, la guerre, les armes des combattants; puis toute la panoplie des vices humains: la force du pouvoir et des armes, la jalousie, la haine, la vengeance du sang qui coule.
Un aspect du mythe créé paraît particulièrement intéressant à analyser. Le mythe se construit autour d’images qui peuvent être symboliques. Ainsi, si le désert sert de toile de fond au jeu des personnages, il y a aussi la présence de la montagne qui, par sa verticalité, sert de passage vers un autre monde. “Le mont Tadma […] au-delà duquel personne ne s’aventure” joue ce rôle, car de l’autre côté vivent “les peuples de l’autre monde” (p.32). Quant au protagoniste féminin, Salina, son nom évoque le sel du désert. Il a longtemps fait la richesse des routes caravanières. Mamambala, la mère adoptive de Salina, baptise ainsi le nouveau-né apporté par un cavalier: ”Par le sel de ces larmes dont tu as couvert la terre, je t’appelle Salina” (p.16). Le cri des hyènes se substitue à celui des Furies. Leur présence est cyclique dans le récit. Mais chaque fois, une prémonition impalpable semble arrêter leur velléité vorace. Des chiffres symboliques apparaissent tout au long du récit. Aux trois exils correspondent aussi trois fils. Le cours de la vie de Salina suit trois étapes: une naissance inconnue, un vie marginale, une mort en montagne, suivie d’une sépulture tout aussi mystérieuse que la naissance. L’histoire mentionne le nombre trente-sept, symbole de force, de pouvoir et de puissance. Cette trilogie implicite illustre la trame du récit. Le nombre trente-sept symbolise l’esprit du guerrier: ces hommes d’arme qui paradent tout au long du récit. Salina attend Malaka, son troisième fils: “Cela fait trente-sept jours qu’il est parti. Trente-sept jours qu’elle l’a confié aux caravaniers et qu’elle attend son retour” (p.20). Les chiffres s’ajoutent. N’y-a-t-il pas aussi trois chefs: le père (Sissoko Djimba) et ses deux fils (Saro, l’aîné et son frère cadet, Kano). Et il y aussi trois femmes: Salina, bien sûr, puis Khaya Djimba, l’épouse du chef du village et enfin Alika, issue d’un clan ennemi (celui de Sal’Elmaya) et devenue l’épouse de Kano. Comme il se doit, le chiffre trois représente un ordre établi. Puis, le chiffre neuf, multiple de trois, apparaît. “Neuf jours de grossesse pour que naisse Koura Kumba” […] “qu’elle expulse sur cette dune, la neuvième nuit de son second exil” (p.97). Si le chiffre trois a une valeur d’accomplissement terrestre, le chiffre neuf, quant à lui, a une nature cosmique. Il évoque un accomplissement, un achèvement total. Dans le chapitre VII, celui du “combat des frères”, il est écrit: “Au neuvième jour du combat, le mont Sékélé disparaît. Les deux frères ont tellement martelé le sol qu’il s’est tassé. […] Au neuvième jour, le combat prend fin” (p.110).
Laurent Gaudé
Le thème de l’étranger ponctue la trame de l’histoire. Il réapparaît une troisième fois, à la fin du récit. La dépouille de Salina est dans la barque de Darzagar. Ce vieil homme se substitue à Charon, le passeur du Styx, pour emmener le corps de Salina sur l’île-cimetière, un lieu exclusivement destiné aux étrangers (p.120). Mais ici l’eau de mer vient se substituer au sable du désert et cette île mystérieuse apparaît comme une oasis-sépulture, paradis de ceux qui sont jugés méritants. Le jeu du miroir se superpose au mirage. Car la sécheresse du désert a laissé place à l’océan, source de vie éternelle. Sur les barques des pêcheurs, des feux s’allument pour apporter la lumière aux ténèbres du crépuscule. La voûte céleste s’illumine alors de mille bougies.
Ainsi s’achève l’esprit de ce conte mythique. Le sel de la mer vient remplacer celui du désert. “Il pleure, lui, le fils de la mère au nom de sel” (p.149). L’histoire de Salina s’est faite en boucle. Ce qui était au départ le cri d’un nouveau-né s’estompe dans le silence d’une île tout aussi mystérieuse qu’était la provenance du cavalier venu d’on ne sait d’où.
Christian Sorand,
Albufeira, janvier 2021
"Salina", Babel, éditions Actes-Sud, octobre 2020. ISBN: 978-2-330-14100-4
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