Laurent Binet, né en 1972, est le fils de deux enseignants. Agrégé de Lettres Modernes, il est lui-même enseignant universitaire et a déjà écrit plusieurs ouvrages.
En 2019, il reçoit le Grand Prix du roman de l'Académie Française pour "Civilizations", un titre au centre duquel la lettre Z, apparaît comme un anglicisme interrogateur. Z est la dernière lettre de l'alphabet grec mais c'est aussi le titre d'un roman de Vassilis Vassilikos (1934-) dont le metteur en scène Costa Gavras (1933-) en a fait un film célèbre (1969) sur la Grèce des Colonels.
Dans tous les cas, ce Z semble faire référence à la culture grecque, celle de notre alphabet, celle du Zeus Olympien, celle du berceau de notre histoire occidentale. Née à l'Est du continent européen, souvent appelé le Vieux Monde, cette histoire se prolonge jusqu'à l'Ouest, vers cet autre continent baptisé le Nouveau Monde. Mais voilà, qu'adviendrait-il si le cours de l'Histoire avait suivi un chemin inverse?...
Réflexions sur “Civilizations” de Laurent Binet.
Ce roman est un récit époustouflant, où l’Histoire est re-visitée au travers de quatre histoires, fictives revues par une panoplie de personnages emblématiques, mais bien réels: Erik le Rouge, Christophe Colomb, Atahualpa, Cuhauthémoc et Cervantès.
Toute la saveur des mots - ces derniers sont parfois fort humoristiques - est contenue dans un titre à la fois simple et interrogateur. “CiviliZations”: ce Z au cœur du mot a déjà de quoi surprendre. On a voulu y voir le nom d’un jeu électronique où la langue de Shakespeare apparaîtrait sous une forme plurielle. Pourtant, ce Z est à la fois l’alpha et l’omega de ce récit ! D’abord, parce que l’Histoire “officielle”, avec un grand H, a l’habitude de classer les évènements par ordre alphabétique. Or, dans la fiction narrative de l’auteur, il ne s’agit plus d'une classification allant de A à Z, mais bien de tout revoir en sens inverse ! Pour autant, toute référence au personnage légendaire de Zorro semble même inévitable. Car ce Robin des Bois mexicain, hormis son masque, a quelques points communs avec l’Atahualpa du roman. Dans la quatrième partie du livre, les aventures picaresques de Cervantes et de son compagnon (“Le Grec”), nous éclairent un peu plus sur certains parallèles croisés. On aura reconnu le célèbre “peintre espagnol” El Greco, sous les traits d’un Sancho Panza accompagnant un Don Quichotte, qui n’est autre que le célèbre Miguel de Cervantes. En littérature, on n’échappe peu au symbolisme. Surtout quand Miguel se retrouve dans la demeure d’un autre Michel célèbre: Montaigne ! Alors cette fois-ci, comment ne pas penser aussi à l’archange Michel? Beaucoup d’artistes se croisent dans la fresque fictive du romancier: Le Titien, Michael Angelo, Léonard de Vinci. Quant à l’Inca, Fils du Soleil, il est en fait le véritable protagoniste de cet ouvrage. Ce personnage va donc nous éclairer et nous apporter quelques lumières. Par la plus grande des ironies dramatiques, la nouvelle histoire d’Atahualpa, parti à la conquête de la péninsule ibérique, débute sur le Tage, le jour du grand tremblement de terre et du raz-de-marée qui ont détruit Lisbonne. De la Renaissance au Siècle des Lumières, il n’y a qu’un pas. Difficile de ne pas songer alors aux aventures, tout aussi picaresques, d’un certain “Candide”. “C’est la faute à Voltaire” nous dirait le Gavroche de Victor Hugo. Mais c’est aussi “la faute à Rousseau”! On se souvient du mythe du “bon sauvage”! Or, la nudité n’effarouche pas ces belles Indiennes qui débarquent dans ce “nouveau Monde”. Les Incas sont partis à la recherche du lieu où nait Soleil ! Et bien sûr, tout devient différent en perspective. Ce nouveau Monde n’est plus l’Ancien. Les Portugais, étonnamment barbus, aux yeux d’hommes imberbes, sont appelés les “Levantins” ! Arrivé à ce stade, notons tout de même au passage que “civilisation” en portugais se dit “civilização”. À la croisée de chemins imprévus, cette religion (doublement) levantine a de quoi surprendre: on communique par des signes ésotériques en croix, certaines de ces “créatures” sont décrites comme des “tondus” adorant bizarrement un “dieu cloué”! Oui, décidément cet autre monde a de quoi surprendre. Par miracle, leur “breuvage noir” est tout de même fort agréable. Les nouveaux conquérants découvrent que son nom local est “vinho”. Mais le Portugal n’est qu’un lieu de passage. L’Espagne sera désormais le pays des Conquistadors Incas ! On notera cette fois-ci que le mot “civilisation” se dit “civilización” dans la langue de Cervantes ! Il n’y a donc qu’en français qu’on veuille à tout prix y mettre un S ! Sauf que ce sera Séville qui deviendra leur capitale, à la place des Maures (on soulignera le jeu de mot). On retrouve encore la même ironie dramatique en songeant à Christophe Colomb, parti du port de Palos de la Frontera en 1492. Il s’agit aujourd’hui de Huelva, à la frontière du Portugal ! Ce Gênois célèbre n’a pas découvert l’Amérique. C’est d’ailleurs pourquoi il meure oublié dans la deuxième partie du roman. Les Vikings étaient venus bien avant. Et en réalité, tout bien considéré, les véritables découvreurs des Amériques ne sont-ils pas justement les Indiens eux-mêmes?
À la fin du récit, Cervantes et son Sancho-Grec séjournent dans le Bordelais au château d’un certain Michel de Montaigne. La tour où ils demeurent, n’est-elle pas l'image refléchie d’un moulin à vent? Ce grand démon du hasard nous rappelle un extrait des “Essais”, intitulé “Des Cannibales”. Montaigne a inspiré les “Lumières” de Rousseau à Voltaire. La boucle est complète. Décidément, ce Grand Inca aura été un nouveau Prométhée sur la grande scène des “CiviliZations” grâce au Soleil!
Christian Sorand
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