La nouvelle a la
faculté de nous faire entrer de plain pied dans l'imaginaire d'un
récit. Elle se doit
d'être courte et conserve le privilège de
surprendre le lecteur.
J.L.
Borges (1899-1986) manie cet art avec brio. Dans ce petit recueil,
brillamment traduit par Paul Verdevoye et Roger Caillois,
l'hermétisme et l'imagination du grand auteur argentin laissent le
lecteur pantois. Écrit, comme s'il s'agissait d'un roman noir,
l'ouvrage porte le nom de la dernière nouvelle. Sans doute, un Sud
ancré dans les terres mi-indiennes, mi-européennes de l' Argentine
natale de l'auteur, où il est question du Rio de la Plata, de Buenos
Aires ou de Montevideo, et se termine dans les vastes plaines
méridionales de la Pampa. Chaque histoire relate une mort souvent
violente. Ces tragédies, au cadre shakespearien, sont embuées dans
des nuits de pleine lune, rappelant 'MacBeth'.
Le thème de l'apparence et de la réalité domine, laissant le
lecteur souvent perplexe. ‘There’s
daggers in men’s smiles’
('Le
sourire des hommes recèle un poignard')
s'écrie
Hamlet. Or justement, c'est l'arme de la dernière nouvelle évoquant
un duel fatal ('Le
Sud').
Au-delà
de ce masque, somme toute plus shakespearien que grec, Borgès
enveloppe son récit dans un hermétisme où il aime se complaire.
C'est donc au travers de certains symboles maçonniques qu'il faut
comprendre son univers imaginaire parsemé d'indices. « Dans
les cosmogonies les démiurges pétrissent un rouge Adam »
(p.15). La première nouvelle ('Les
ruines circulaires'),
l'annonce d'emblée : fantôme du passé indien, cycle du temps,
thème du Feu, composent les éléments d'un rêve devenu
réalité : « Dans
le rêve de l'homme qui rêvait, le rêvé s'éveilla »
(p.16). Agnostique, Borgès imagine de créer un Adam de rêve pétri
par le rouge du Feu (« l'Adam
de rêve que les nuits du magicien avaient fabriqué »,
p.16). Le cercle cosmique, laisse place au carré terrestre dans une
deuxième nouvelle au titre évocateur : 'Le
jardin aux sentiers qui bifurquent'.
Au travers d'une narration d'apparence policière, le jardin
imaginaire est un labyrinthe évoquant une « bifurcation
dans le temps, non dans l'espace »
(p.34). Cette nouvelle porte d'ailleurs l'empreinte d'un triangle
dans sa forme comme dans ses protagonistes où l'Est rencontre
l'Ouest, autre thème favori pour ce grand admirateur de l'Orient
qu'était Borgès. « Le
problème abyssal du temps »
(p.36) « à
la différence de Newton et de Schopenhauer »
n'est pas « un
temps uniforme, absolu »
mais un réseau « de
temps divergents, convergents et parallèles »
(p.37). Dans la troisième nouvelle ('Funes
ou la mémoire'),
on retrouve l'atmosphère macbéthienne où « le
vent du sud excitait l'orage »
(p.44). Le temps romanesque explore les arcanes de la mémoire. La
quatrième nouvelle ('La
forme de l'épée')
illustre peut-être mieux que tout autre le thème d'une apparence
qui n'est pas la réalité. Il est question d'un Anglais, qui est en
fait est Irlandais, et d'un certain Vincent Moon, portant « sur
son visage un croissant de sang »
causé par un cimeterre appelé « croissant
d'acier »
(p.64). L'astre de la nuit apparaît une nouvelle fois doublement. On
s'aperçoit aussi qu'après avoir évoqué le sud, puis l'est et
l'ouest, cette nouvelle a pour cadre « les
départements du Nord »,
bien sûr le soir (« Après
le dîner, nous sortîmes pour regarder le ciel. Il s'était
éclairci, mais derrière les coteaux, le Sud, fendillé et zébré
d'éclairs, tramait un autre orage »,
p.58). Ce temps invoqué n'est pas simplement, cyclique, linéaire,
il appartient aussi à la rose des vents, autre figuration d'une
croix universelle. Or ce thème prend toute sa valeur dans la
cinquième nouvelle ('La
mort et la boussole').
L'image apparente d'une histoire de crimes à la Auguste Dupin est un
clin d'œil à Edgar Allan Poe (1809-1849) dans 'Les
meurtres de la rue Morgue'.
Le lecteur est ainsi basculé dans le temps et l'espace, en se
retrouvant dans un univers francophone où il est question d'une
propriété appelée « Triste-Le-Roy » et d'un certain
« hôtel du Nord »,(p.67) et où Sherlock Holmes n'est
pas celui qu'on croit. Une histoire triangulaire dans ses
personnages, dans les lieux et aussi dans le temps. Elle prend
soudain la forme d'un losange dans son dénouement après avoir
côtoyé le sceau hébraïque de Salomon dans ses fondements. L'un
des protagonistes de cette triade révèle : « je
sentais que le monde était un labyrinthe d'où il était impossible
de s'enfuir puisque tous les chemins, bien qu'ils fissent semblant
d'aller vers le nord ou vers le sud, allaient réellement à Rome,
qui était aussi la prison quadrangulaire »
(p.80). On notera que comme le carré ou le losange, la 'Cité
éternelle' est formée de quatre lettres. La sixième et dernière
nouvelle s'intitule simplement 'Le
Sud'.
Elle met en scène un homme du Nord, d'ascendance germanique, partant
en train vers la Pampa et le pays des gauchos au Sud. Le ton est
redevenu celui d'un simple récit dont l'absurdité du dénouement
digne d'Albert Camus (1913-1960). L'histoire évoque deux œuvres :
'Les
Mille et Une Nuits'
et 'Paul
et Virginie'.
D'un côté l'imagination et le rêve oriental ; de l'autre la
tragédie d'un amour d'une île du Sud. Une fois encore, il faut
transcender l'apparence du récit et le raccrocher aux morceaux du
puzzle des cinq précédentes nouvelles. Pourquoi ce titre ? Sur
un plan symbolique, le Sud représente « la matérialité,
l'obscurité, le mélange, la privation, la pluralité, l'immersion
dans le flux du temps et du devenir1. »
À bien y regarder, ce sont les éléments des textes cités. On lit
encore que « le Sud préserve ses vestiges dans des traits
matériels2
». N'était-ce pas le sujet du premier récit ('Les
ruines circulaires') ?
Ainsi, la boucle est bouclée : cercle, boussole, on pourrait
aussi évoquer l'image du serpent se mordant la queue. La symbolique
révèle aussi que l'homme du Sud est lunaire, car « la
civilisation du Sud est une civilisation de la Lune recevant la
lumière du Soleil (le Nord)3 ».
Alors les dernières lignes de la première nouvelle
ressurgissent : « Les
ruines du sanctuaire du dieu du feu furent détruites par le feu »,
(p.18). Avant d'être consumé par les flammes, qui « ne
mordirent pas sa chair »
(p.19), la fin du mage indien, est ainsi décrite : « Avec
soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit qu'il était
lui aussi une apparence, qu'un autre était en train de le rêver »,
(p.19). On note une fois de plus l'accumulation triangulaire du
soulagement, de l'humiliation et de la terreur, expliquant le thème
récurrent de la mort à l'issue de chaque tableau. Dans le
labyrinthe des mystères de la vie, la destinée de la mort est
irrémédiablement cyclique, mais ressemble à celle du Phénix.
« Dans
une aube sans oiseaux le magicien vit fondre sur les murs l'incendie
concentrique »,
(p.18).
Le
recueil de nouvelles à six branches ('Le
Sud'),
est donc une sorte de tableau impressionniste. Il faut le contempler
comme un tout avec un certain recul. Le Sud est décrit comme « un
monde plus ancien et plus ferme », (p.90). Le personnage
central de la dernière nouvelle, héritier d'un axe Nord-Sud, porte
le nom de Juan Dahlmann et « se
sentait profondément argentin »,
(p.87). Avant sa propre fin et celle de l'ouvrage, il observe que
« dans
la campagne immense, il n'y avait parfois rien d'autre qu'un taureau
», (pp.92-93) et aussi « qu'il
ne voyageait pas seulement vers le Sud, mais aussi vers le passé »,
(p.93). L'image du taureau de la Pampa ne rappelle-t-elle pas celle
du bassin méditerranéen ?
Alors,
on peut recomposer le puzzle disloqué dans son irréalité et lui
donner un sens universel malgré l'hermétisme apparent. Dans une
sorte d'axe Nord-Sud imaginaire, Jorge Luis Borges, homme du Sud,
réinvente le thème central de William Shakespeare, homme du Nord.
Christian
Sorand
2idem
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