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LITTÉRATURE: 'Le Sud' de Jorge Luis Borges [El Sur].

La nouvelle a la faculté de nous faire entrer de plain pied dans l'imaginaire d'un récit. Elle se doit
d'être courte et conserve le privilège de surprendre le lecteur.
Gallimard/Folio 2015
ISBN:978-2-07-045716-8
J.L. Borges (1899-1986) manie cet art avec brio. Dans ce petit recueil, brillamment traduit par Paul Verdevoye et Roger Caillois, l'hermétisme et l'imagination du grand auteur argentin laissent le lecteur pantois. Écrit, comme s'il s'agissait d'un roman noir, l'ouvrage porte le nom de la dernière nouvelle. Sans doute, un Sud ancré dans les terres mi-indiennes, mi-européennes de l' Argentine natale de l'auteur, où il est question du Rio de la Plata, de Buenos Aires ou de Montevideo, et se termine dans les vastes plaines méridionales de la Pampa. Chaque histoire relate une mort souvent violente. Ces tragédies, au cadre shakespearien, sont embuées dans des nuits de pleine lune, rappelant 'MacBeth'. Le thème de l'apparence et de la réalité domine, laissant le lecteur souvent perplexe. There’s daggers in men’s smiles ('Le sourire des hommes recèle un poignard') s'écrie Hamlet. Or justement, c'est l'arme de la dernière nouvelle évoquant un duel fatal ('Le Sud').
Au-delà de ce masque, somme toute plus shakespearien que grec, Borgès enveloppe son récit dans un hermétisme où il aime se complaire. C'est donc au travers de certains symboles maçonniques qu'il faut comprendre son univers imaginaire parsemé d'indices. « Dans les cosmogonies les démiurges pétrissent un rouge Adam » (p.15). La première nouvelle ('Les ruines circulaires'), l'annonce d'emblée : fantôme du passé indien, cycle du temps, thème du Feu, composent les éléments d'un rêve devenu réalité : « Dans le rêve de l'homme qui rêvait, le rêvé s'éveilla » (p.16). Agnostique, Borgès imagine de créer un Adam de rêve pétri par le rouge du Feu (« l'Adam de rêve que les nuits du magicien avaient fabriqué », p.16). Le cercle cosmique, laisse place au carré terrestre dans une deuxième nouvelle au titre évocateur : 'Le jardin aux sentiers qui bifurquent'. Au travers d'une narration d'apparence policière, le jardin imaginaire est un labyrinthe évoquant une « bifurcation dans le temps, non dans l'espace » (p.34). Cette nouvelle porte d'ailleurs l'empreinte d'un triangle dans sa forme comme dans ses protagonistes où l'Est rencontre l'Ouest, autre thème favori pour ce grand admirateur de l'Orient qu'était Borgès. « Le problème abyssal du temps » (p.36) « à la différence de Newton et de Schopenhauer » n'est pas « un temps uniforme, absolu » mais un réseau « de temps divergents, convergents et parallèles » (p.37). Dans la troisième nouvelle ('Funes ou la mémoire'), on retrouve l'atmosphère macbéthienne où « le vent du sud excitait l'orage » (p.44). Le temps romanesque explore les arcanes de la mémoire. La quatrième nouvelle ('La forme de l'épée') illustre peut-être mieux que tout autre le thème d'une apparence qui n'est pas la réalité. Il est question d'un Anglais, qui est en fait est Irlandais, et d'un certain Vincent Moon, portant « sur son visage un croissant de sang » causé par un cimeterre appelé « croissant d'acier » (p.64). L'astre de la nuit apparaît une nouvelle fois doublement. On s'aperçoit aussi qu'après avoir évoqué le sud, puis l'est et l'ouest, cette nouvelle a pour cadre « les départements du Nord », bien sûr le soir (« Après le dîner, nous sortîmes pour regarder le ciel. Il s'était éclairci, mais derrière les coteaux, le Sud, fendillé et zébré d'éclairs, tramait un autre orage », p.58). Ce temps invoqué n'est pas simplement, cyclique, linéaire, il appartient aussi à la rose des vents, autre figuration d'une croix universelle. Or ce thème prend toute sa valeur dans la cinquième nouvelle ('La mort et la boussole'). L'image apparente d'une histoire de crimes à la Auguste Dupin est un clin d'œil à Edgar Allan Poe (1809-1849) dans 'Les meurtres de la rue Morgue'. Le lecteur est ainsi basculé dans le temps et l'espace, en se retrouvant dans un univers francophone où il est question d'une propriété appelée « Triste-Le-Roy » et d'un certain « hôtel du Nord »,(p.67) et où Sherlock Holmes n'est pas celui qu'on croit. Une histoire triangulaire dans ses personnages, dans les lieux et aussi dans le temps. Elle prend soudain la forme d'un losange dans son dénouement après avoir côtoyé le sceau hébraïque de Salomon dans ses fondements. L'un des protagonistes de cette triade révèle : « je sentais que le monde était un labyrinthe d'où il était impossible de s'enfuir puisque tous les chemins, bien qu'ils fissent semblant d'aller vers le nord ou vers le sud, allaient réellement à Rome, qui était aussi la prison quadrangulaire » (p.80). On notera que comme le carré ou le losange, la 'Cité éternelle' est formée de quatre lettres. La sixième et dernière nouvelle s'intitule simplement 'Le Sud'. Elle met en scène un homme du Nord, d'ascendance germanique, partant en train vers la Pampa et le pays des gauchos au Sud. Le ton est redevenu celui d'un simple récit dont l'absurdité du dénouement digne d'Albert Camus (1913-1960). L'histoire évoque deux œuvres : 'Les Mille et Une Nuits' et 'Paul et Virginie'. D'un côté l'imagination et le rêve oriental ; de l'autre la tragédie d'un amour d'une île du Sud. Une fois encore, il faut transcender l'apparence du récit et le raccrocher aux morceaux du puzzle des cinq précédentes nouvelles. Pourquoi ce titre ? Sur un plan symbolique, le Sud représente « la matérialité, l'obscurité, le mélange, la privation, la pluralité, l'immersion dans le flux du temps et du devenir1. » À bien y regarder, ce sont les éléments des textes cités. On lit encore que « le Sud préserve ses vestiges dans des traits matériels2 ». N'était-ce pas le sujet du premier récit ('Les ruines circulaires') ? Ainsi, la boucle est bouclée : cercle, boussole, on pourrait aussi évoquer l'image du serpent se mordant la queue. La symbolique révèle aussi que l'homme du Sud est lunaire, car « la civilisation du Sud est une civilisation de la Lune recevant la lumière du Soleil (le Nord)3 ». Alors les dernières lignes de la première nouvelle ressurgissent : « Les ruines du sanctuaire du dieu du feu furent détruites par le feu », (p.18). Avant d'être consumé par les flammes, qui «  ne mordirent pas sa chair » (p.19), la fin du mage indien, est ainsi décrite : « Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit qu'il était lui aussi une apparence, qu'un autre était en train de le rêver », (p.19). On note une fois de plus l'accumulation triangulaire du soulagement, de l'humiliation et de la terreur, expliquant le thème récurrent de la mort à l'issue de chaque tableau. Dans le labyrinthe des mystères de la vie, la destinée de la mort est irrémédiablement cyclique, mais ressemble à celle du Phénix. « Dans une aube sans oiseaux le magicien vit fondre sur les murs l'incendie concentrique », (p.18).
Le recueil de nouvelles à six branches ('Le Sud'), est donc une sorte de tableau impressionniste. Il faut le contempler comme un tout avec un certain recul. Le Sud est décrit comme « un monde plus ancien et plus ferme », (p.90). Le personnage central de la dernière nouvelle, héritier d'un axe Nord-Sud, porte le nom de Juan Dahlmann et « se sentait profondément argentin », (p.87). Avant sa propre fin et celle de l'ouvrage, il observe que « dans la campagne immense, il n'y avait parfois rien d'autre qu'un taureau », (pp.92-93) et aussi « qu'il ne voyageait pas seulement vers le Sud, mais aussi vers le passé », (p.93). L'image du taureau de la Pampa ne rappelle-t-elle pas celle du bassin méditerranéen ?
Alors, on peut recomposer le puzzle disloqué dans son irréalité et lui donner un sens universel malgré l'hermétisme apparent. Dans une sorte d'axe Nord-Sud imaginaire, Jorge Luis Borges, homme du Sud, réinvente le thème central de William Shakespeare, homme du Nord.

Christian Sorand
2idem

3idem


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