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LITTERATURE: III - 'Asmara ou Les Causes perdues' de Jean-Christophe Rufin

LITTERATURE : III - « Asmara ou Les Causes perdues » de Jean-Christophe Rufin.
[Gallimard, collection Folio 2001]

De l'Asie du Sud-Est, nous nous retrouvons dans la corne de l'Afrique. La mer Rouge prend le relais du golfe du Bengale. Les contrées désertiques de l'Érythrée remplacent la jungle birmane.
J-C Rufin
 J-C Rufin est à l'opposé de Joseph Kessel. On suivait un voyageur de passage et on rencontre cette fois un voyageur ancré. L'autobiographie romancée fait place au roman inspiré par le vécu. Car J-C Rufin est avant tout médecin humanitaire. Ce fut d'ailleurs l'un des instigateurs de 'Médecins sans frontières'. Alors, il connaît bien ces « causes » pour les avoir connues. Cette partie du monde, il y a vécu aussi pour son travail. Voici d'ailleurs ce qu'il dit à propos de son ouvrage: « Ce livre est un roman. Il prend sa source dans l'expérience intime de son auteur, son expérience et son imagination. La liberté de créateur tout à la fois rend compte de l'Histoire et raconte une histoire, celle-ci soumettant celle-là à ses exigences. »
La trame du roman se passe en 1985 sur un fond historique : il s'agit de la guerre entre l'Éthiopie et la province du nord, l'Érythrée. Éventuellement, l'Érythrée deviendra indépendante en 19911. Et c'est précisement Asmara qui sera la capitale.
J-C Rufin a un goût certain pour les épisodes du passé parfois oubliés. On se souvient de la conquête du Brésil par les Français, dans la baie de Rio, à la Renaissance, contée dans 'Rouge Brésil'2 (prix Goncourt 2001). Mais ici c'est une histoire vécue. Dans un autre roman 'L'Abyssin'3 (prix Goncourt 1997), il relate les aventures de Jean-Baptiste Poncet en Éthiopie à l'époque de Louis XIV.
Lire 'Asmara et les causes perdues'4 (prix Interallié 1999) fait bénéficier de l'expérience de J-C Rufin. On peut ainsi pénétrer plus profondément dans la pensée des indigènes et donc être confronté à une autre vision, une autre réalité.
L'approche se fait sous le regard d'un octagénaire Hilarion Grigorian, Arménien d'Afrique depuis plusieurs générations. Ce récit est un journal, commencé le 28 mai 1985 et achevé le 29 septembre de la même année :
Le journal d'Hilarion
Asmara, Éthiopie, province d'Érythrée

Ce n'est pas la première fois qu'en litérature, on s'approprie le point de vue d'un autre, d'un étranger souvent. On pense aux 'Lettres persanes' de Montesquieu, à 'Tête de Turc' de l'allemand Günther Wallraff ou à 'La Goutte d'Or' (1985) de Michel Tournier. L'étranger bénéficie d'un égard protecteur. De plus, Hilarion appartient à ce troisième âge incitant au respect. Sa vision et ses connaissances sont irréprochables et il est l'oeil bienfaisant de cet épisode où un groupe humanitaire vient établir un centre médical dans la région. Cette tentative échoue pour des raisons politico-guerrières quelques mois plus tard. Ce sont donc des « causes perdues ». L'interlocuteur de Hilarion est un jeune Français, Grégoire, qui est arrivé avant les autres pour établir le camp d'aide humanitaire.
Alors Hilarion dont la famille est originaire des rives du lac de Van en Turquie, fait découvrir la région à Grégoire. Voici ce qu'il dit d'Asmara : « J'ai commencé par la colline résidentielle, le cœur de la ville, dont mon cœur à moi supporte si mal les escarpements. C'est là pourtant qu'Asmara est la plus belle, avec ses palais ocre à fronton triangulaire, ses fraîches villas, serrées dans de mystérieux jardins. L'Italie du Risorgimento y a donné libre cours à so grand délire d'unité. Toutes les régions ont apporté ce qu'elles avaient de plus beau : dix réductions du palais Pitti, trois petits Castello Sforesco, sept ou huit Farnese en miniature, autant de villas toscanes, une profusion de balcons en gothique vénitien avec de hautes baies ornées d'ogives flamboyantes et d'interminables colonnes grêles. De temps en temps y paraît une Juliette indigène qui attend son Roméo noir. » [pp.43-44] Puis il explique les raisons de la colonisation italienne : « Après le percement du canal de Suez, en 1860, la mer Rouge est devenue le théâtre des dernières convoitises coloniales. Les Anglais tenaient le Soudan et l'Égypte ; la France, Obock et Djibouti. Les Italiens, qui venaient seulement d'achever leur unité, se sont lancés dans la course avec beaucoup de retard. Il leur fallait quelque chose, n'importe quoi. En longeant cette côte, ils se sont avisés qu'un misérable potentat turc régnait sur une mauvaise crique, cachée derrière des îles désertiques. Ce lieu désolé n'avait retenu l'attention de personne. Ils l'ont conquis. » [pp.33-34]. On pourrait croire que les ancêtres arméniens d'Hilarion sont arrivés à cette même époque. En fait, non : « Quand le pays a été « découvert » par les Occidentaux, au milieu du XIXe siècle, nous y étions déjà installés depuis cent ans. Par exemple, mon aïeul a reçu chez lui les célèbres frères Dabadie, ces géographes français que l'on considère pourtant comme les inventeurs de l'Abyssinie.» [p.33] L'histoire ancestrale de l'Éthiope est souvent évoquée. Le Négus – celui qu'on qualifiait encore de 'Roi des rois' – est maintes fois mentionné. Hilarion évoque également un intermède historique croustillant sur la reine de Saba et le roi Salomon. « En allant boire dans ma cuisine, les ombres projetées par le candélabre sur les hauts murs m'ont fait penser, Dieu sait pourquoi, à la reine de Saba. C'est par une nuit moite comme celle-ci, sans doute, que Salomon est tombé dans son piège. L'affaire est bien connue : la reine venue des confins de l'Afrique pour rencontrer ce grand roi, s'est refusée à lui, tout en enflammant ses sens. Le dernier jour arrive. Salomon lui propose de dormir dans sa chambre. Elle y consent s'il jure de ne pas la toucher. Lui, finaud, exige une promesse en retour : qu'elle ne touche à rien dans la chambre sans sa permission. Marché conclu. Avant le coucher, le roi fait servir un festin, que son cuisinier sale trop. Au milieu de la nuit, Saba, prise de soif, comme moi tout à l'heure, plonge la main dans la jarre d'eau qui est au milieu de la chambre. Elle a rompu son serment ; Salomon est délivré du sien...Un enfant naitra de cette nuit et il fondera la dynastie salomonide d'Éthiopie. » [p.156]
Il est intéressant de rappeler le contexte historique souvent méconnu. Certes, on savait que l'Italie avait colonisé cette partie du monde. On n'ignorait pas non plus que les Ottomans s'étaient établis dans les parages, en Haute-Égypte d'abord ; au Yémen aussi, ce que le très beau roman historique d'Alain de Savigny, 'L'Ombre de Dieu' a largement développé. Par contre, on ne sait pas forcément que les côtes d'Érythrée étaient encore sous tutelle turque. L'un expliquant l'autre, on comprend pourquoi les aïeux d'Hilarion sont arrivés dans cette région au XVIIIe. A ce propos, il faut signaler que la province de Van, dans l'est de la Turquie, était une zone habitée par les Arméniens. Dans les années 70, j'ai fait une halte à Van sur le chemin de l'Iran. J'y ai été accueilli par une jeune Turque qui avait été étudiante d'échange à York en Pennsylvanie et qui avait eu la même famille d'accueil que moi-même lorsque j'y étais, en tant que professeur d'échange. En me faisant visiter les rives du lac de Van, j'ai pu découvrir l'héritage arménien : une île du lac où se trouve une jolie petite chapelle cruciforme, et surtout dans un autre lieu un champ de ruines témoin du massacre par les Turcs avec pour toile de fond le mont Ararat. Le lien avec Hilarion est clair. L'Éthiopie est un pays chrétien depuis la haute Antiquité. Un épisode du roman évoque l'héritage copte : « Le monastère où nous avions rendez-vous est situé sur un plateau plus élevé, en contre-haut de la route. On la quitte à droite et on monte par un long chemin de latérite. Imbibé d'eau, le sol prend une teinte rouge brique. De grosses pierres aux reliefs aigus font saillie, comme des chicots sur la gencive du chemin. Aux abords du monastère, la végétation revient. Les moines cultivent les aromates qui font la renommée de ce pays depuis la haute Antiquité. Nous avons d'abord traversé des bosquets d'agam, qui répandent une odeur de cire. Ensuite, sur des terrasses, nous avons vu des arbres à encens et desplants de cinnamone. Les Égyptiens anciens avaient appelé cette portion de la mer Rouge la Côte des Aromates. Les indigènes leur vendaient ces produits aussi inutiles que précieux, presque tous dédiés à la célébration des dieux, au point que cette terre mystérieuse, désignée par le nom de Pount, était regardée comme le berceau des entités divines et leur séjour.Quelques moines en robes rouges ou safran, coiffés de bonnets de feutre, priaient non loin de la route, debout au milieu des arbustes odorants. Nous en avons même vu un juché dans un arbre.
J'ai expliqué à Grégoire que ces moines coptes sont des anachorètes. Ils vivent seuls, dans des trous ou des cabanes disséminés dans la campagne alentour. » [pp.185-186] Cette terre d'Érythrée est chère au cœur d'Hilarion comme la ville d'Asmara où il réside. « Je me suis placé du côté de la salle qui donne sur les toits de tuiles romaines et les jardins colorés construits par les Italiens. Ce petit paradis de verdure `a l'abri duquel nous passons nos vies se termine bien vite, quand on le contemple ainsi de haut. Au-delà, on voit les quartiers indigènes monter à l'assaut, avec leurs maisons basses et leurs ruelles étroites couvertes de terre. Des minarets ronds sont plantés dans cette étoffe rougeâtre, comme des glaives. Au-delà ce sont les ravines des carrières d'ocre et les pâturages pelés du plateau. » [p.181].
Vénérable résident arménien en cette terre africaine, Hilarion conserve néanmoins un statut d'étranger parmi les indigènes. Cela lui permet justement d'être un trait d'union avec les vieux colons italiens ou les nouveaux arrivants français. Sa vision est double. Enfant du pays, il en connaît tous les secrets ; sa culture familiale le rapproche des Italiens et des Français, pour lesquels il est considéré comme un alter ego. De plus, il est francophone tout en connaissant la langue du pays et l'arménien. Lui seul peut expliquer les us et coutumes locaux. La notion du temps, par exemple : « L'homme m'a dit : « À six heures du matin. » Bien entendu, il veut dire à midi. Dans ce pays, comme dans l'ensemble de la zone équatoriale, les jours et les nuits sont égaux toute l'année et l'on compte les heures à partir du lever du soleil, qui est toujours à six heures. On a vu bien des étrangers qui l'ignoraient l'apprendre à leur dépens, arpentant le trottoir désert, à deux heures du matin, quand leur correspondant se prépare à venir tranquillement à huit heures. » [pp.182-183]. La position privilégiée d'Hilarion lui permet aussi de mieux cerner les mentalités des deux camps. Évoquant la notion de justice, voici son analyse : « Je ne sais pas d'où vient aux Européens cette croyance naïve dans la justice. Ils pensent que tout est inscrit quelque part et qu'une sorte d'opprobre éternel viendra un jour sanctionner les erreurs et les crimes jusqu'au dernier. Chaque civilisation a son idée sur ce qui est écrit. Les Arabes pensent que c'est le futur. « Maktoub » : tout ce qui doit advenir serait écrit d'avance par un Dieu providentiel. Les catholiques, eux, croient à l'enregistrement du passé. Pour eux, tout ce qui est advenu sera écrit a posteriori par l'Histoire. Et ce texte, lu au dernier jour par une conscience universelle, donnera à chacun sa juste place, punissant les coupables et pleurant éternellement les victimes. Pour nous qui vivons sur ces hauts plateaux, rien n'est plus surprenant que cette manière de voir. […] Car la règle, ici, ce n'est point le souvenir mais l'oubli. Chacun rdoute l'avenir, s'accommode du présent mais personne, non, personne ne songerait à espérer quoi que ce soit du passé. » [pp.228-229]
S'approprier la pensée d'un autre peut se faire de plusieurs manières. Français expatrié en raison de son métier tourné vers les causes humanitaires, Grégoire, interlocuteur privilégié et ami d'Hilarion malgré la différence d'âge, n'est pas retourné en France depuis plusieurs années à cause d'un sombre refus de service militaire. Cette histoire est finalement arrangée grâce à un oncle gradé dans l'Armée. A la fin du roman, il est obligé de quitter brusquement Asmara et la base humanitaire. De retour en France, il écrit alors à Hilarion en disant ceci : « J'ai revu la France avec un mélange d'émotion et de regret. Émotion pour ces paysages, pour ma famille, pour les lieux que je connais depuis l'enfance. Regret de ce pays peuplé de vieillards et qui a pris leur amertume, ce pays où les chiens ont remplacé les enfants, où tout est interdit, réglementé, où rien de neuf ne paraît possible. » [extrait de la lettre de Grégoire à Hilarion, p.294]. Car, oui effectivement l'expatrié – de quelque nation qu'il soit – a une perception différente de celle de ses propres compatriotes.
Il s'agit toujours de ce regard nouveau appréhendant soit dans un autre pays, soit le sien !

Cette notion de point de vue est déjà sous-jacente dans 'Rouge Brésil'. On réalise comment une autre terre, un autre continent, peuvent influencer les mentalités, la culture, la langue. A tout considérer, jugez par exemple les variantes de la linguistique française en Belgique, en Suisse, au Québec. Mais les influences internes existent aussi : l'accent du Midi, celui de Corse ou des Antilles, sans oublier l'accent pied-noir !

L'approche de J-C Rufin est donc judicieux d'autant plus que l'académicien, manie la langue de Molière superbement. Médecin de formation et de cœur, il a été un temps diplomate : attaché culturel et de coopération au Brésil, ambassadeur au Sénégal. Proche de Martine Aubry, il a cotoyé Bernard Kouchner et 'Médecins sans frontières'. Les salons parisiens de l'Académie française ne l'ont guère retenu non plus. Il a préféré retourner exercer sur le terrain sa profession médicale en Afrique. Signalons tout de même que son épouse est éthiopienne. Pour notre plus grande joie et celui de la langue française, il demeure un écrivain incontournable déjà couronné de plusieurs prix littéraires. 'Asmara et Les Causes perdues', un autre beau récit à lire avec délectation en se laissant emporter par la plume légère et savante du romancier.

Christian Sorand
Bangkok, juin 2015

NOTES:

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