Du scribe à l’écrivain:
Boualem Sansal évoque quatre mille et une années de nostalgie
Vouloir dépoussiérer la lampe d’Aladin comporte des aléas. Les trésors enfermés dans la caverne peuvent générer la croyance en une malédiction. La tombe de Toutankhamon l’illustre. Mais le trésor qu’on y a découvert a éclairé à tout jamais notre connaissance de l’Égypte ancienne. Le risque majeur est celui de libérer l’air vicié qui est enfermé dans la sépulture depuis des millénaires.
En évoquant la caverne, ou même le caveau, on côtoie forcément l’ineffable, l’au-delà, les antres du mysticisme. La mémoire de Boualem Sansal se penche sur le passé de l’Afrique du Nord. Or, on sait que la grotte ou le rocher (ifri) ont toujours exercé une certaine fascination dans la vie culturelle du peuple berbère, comme l’arbre également. L’Histoire illustre ce phénomène. La tribu numide des Afri en fournit une preuve. Cette communauté berbère, vivant dans les environs de Carthage, est celle qui accueille Élissa, la princesse tyrienne (“la belle et cupide Didon”, p.44). Cet épisode va avoir un impact considérable sur l’histoire de l’Afrique du Nord. L’auteur nous rappelle alors que:“la légende commence où s’arrête l’histoire” (p.33). C’est pourtant bien dans ces lieux mythiques que tout un continent “barbare” allait être baptisé avant même l’arrivée des premiers chrétiens. L’envahisseur romain appellera cette contrée “Africa”, la Terre des Afri. Les conquérants arabes utiliseront ensuite un terme plus concret, celui d’Ifriqiya. D’ifri à Afri, il n’y a qu’un pas. Le mythe africain de la caverne se concrétise par le biais de la linguistique.
Par une imagination fertile et par une plume aussi légère que l’air, Boualem Sansal, a réussi à ouvrir la porte magique d’un conte encore plus ancien que celui des Mille et Une Nuits. L’histoire en est quatre fois plus vieille. Symboliquement, le chiffre quatre représente la Terre. Rien d’étonnant bien sûr, quand on évoque la mémoire de ceux que l’on surnomme aussi “les Fils de la Terre”. “En Numidie, l’amour charnel pour la terre est le vrai lien entre les hommes” (p.77). C’est exactement ce que le sociologue du monde berbère, Jean Servier, a toujours affirmé.
Toutefois, une autre boite de Pandore s’est ouverte. L’air vicié soudain libéré en surgit et nous emporte dans un flot à contre-courant comme s’il s’agissait d’un tapis magique.
L’auteur nous prévient pourtant dès le début:”La nostalgie n’est pas la croyance en l’air mais une liberté fondée sur des faits”. (p.10)
Alors, nous voici transportés sur les bords du Nil, très, très loin d’abord, à proximité des sources du grand fleuve, dans la contrée légendaire d’Abyssinie. C’est le pays des Cham, le pays Noir. Pour rappel, Cham était le troisième fils de Noé. “Mon père et ses pères et sa tribu venaient du Cham, le Pays Noir. […] Puis, pour rétablir le lien avec l’Afrique du Nord, il ajoute: “C’est dans cette région du monde, au nord de l’Afrique, la Numidie, que j’allais renaître et mourir plusieurs fois de suite.” (p.37) Le cycle de la renaissance fait alors son œuvre, à l’image du cycle oriental des saisons, du mythe d”isis et d’Osiris, de celui d’Adonis, repris ensuite par Déméter et dans les mystères grecs du sanctuaire d’Éleusis.
Les brumes de la légende et du mythe nous rappellent toutefois que le Tamazight (la langue berbère) est une langue chamito-sémitique à laquelle l’ancien égyptien et le copte appartiennent. “Kemi était le nom que les autochtones, les premiers Berbères de l’histoire du monde, donnaient à leur pays. Ils voulaient dire Terre Noire.”(p.15)
Ce voyage imaginaire commence véritablement à Thèbes, “la ville aux cent portes”, sous les auspices d’Horus, “le dieu à la tête de faucon” (p.17). La plume de l’écrivain dévoile alors une première image à valeur de symbole: “Dans la direction du fleuve […] vous trouverez une fontaine tout près du temple d’Horus. Arrêtez-vous, désaltérez-vous, l’eau est délicieuse, puis regardez le bas de la margelle, vous y verrez le dessin d’un corbeau en train de déchiqueter la cervelle d’un crocodile. Ce dessin est de moi, je l’ai fait au marteau et au ciseau.”(p.16) Arrêtons-nous un court instant. Car le ton est donné. “Ainsi est l’Égypte, la mère du monde” (p.25). “C’est le pays pour lequel j’ai la plus grande nostalgie.” (p.23). “C’est le pays où je suis né pour la première fois” (p.15). L’image véhicule tous les éléments de la Création: celui de l’eau (le fleuve, la fontaine), celui de l’air et des dieux (Horus). Et puis surtout, ici-bas, un signe à valeur hiéroglyphique représentant un corbeau et un crocodile. Oiseau de mauvaise augure, le corbeau appartient à l’air et à la terre, tandis que le saurien appartient à la terre et à l’eau. Le haut et le bas de l’œuf primitif font irruption. Or dans ce combat imaginaire, le vainqueur n’est pas celui qu’on imagine! En parallèle, une autre image issue de la cosmogonie aztèque illustre ce même principe: un aigle dévore un serpent. Quoi qu’il en soit, les deux reptiles (le crocodile et le serpent) sont prémonitoires dans la mémoire des hommes. Mais avant de rebondir sur le thème de l’Histoire, peut-être est-il bon aussi de considérer les deux outils utilisés pour créer une gravure symbolique sur les bords du Nil. Cet hiéroglyphe en devenir a été taillé au marteau et au ciseau sur une pierre, qui n’est plus brute puisqu’il s’agit d’une margelle. Faut-il y voir un signe ésotérique? Celui qui a “été engagé comme scribe” (p.19), poursuit son récit: ”Très tôt, je suis entré au temple d’Amon où j’ai appris à lire, à écrire, à compter” (p.19). Il est difficile de ne pas évoquer les textes de Christian Jacq relatifs au mysticisme de l’ancienne Égypte. Le scribe serait-il l’héritier d’un Prométhée apportant le Feu aux Hommes? Du scribe antique à l’écrivain moderne, il n’y a qu’un pas. D’ailleurs, le livre en est une clé. “Je suis tombé en admiration devant cet objet magique, offert à tous, et aussitôt je me suis fait le rêve d’en amasser des milliers, de tous les pays, de toutes les langues, de tous les temps, et de les lire” (p.128).
En évoquant le temple d’Amon, on retourne implicitement à la trame de l’histoire berbère. Car, même si l’auteur ne le mentionne pas dans son récit, c’est pourtant ce dieu égyptien qui lie l’Égypte au monde amazigh, depuis l’oasis égyptienne de Siwa aux îles Canaries. En évoquant la mémoire des Phéniciens, Boualem Sansal écrit: “Ils naviguaient de Tyr à la Canée, de Gaza aux colonnes d’Hercule et jusqu’aux îles aux Chiens dans le grand océan.” (p.42) Anubis, le dieu à la tête de chacal est alors implicitement évoqué ici. Mais la vigne conduira ces îles berbères lointaines à être appelées pus tard “les îles Fortunées, puis les îles Canaries” (pp.42-43).
Toutefois, l’histoire de Siwa mérite une halte, même si ce long périple de “Quatre mille et une années de nostalgie” ne l’évoque pas. Dans la Haute Antiquité, cette oasis berbère du désert égyptien abritait un oracle célèbre dédié à une divinité à tête de bouc et à corps d’homme: Ammon (avec deux m). Ce culte berbère inspira ensuite le culte du dieu égyptien Amon (un seul m), puis celui du Baal Hammon punique. Il deviendra ultérieurement Amon-Rê, grand dieu égyptien de la lumière solaire. Tant et si bien qu’Alexandre de Macédoine, ayant pourtant reçu l’aval des prêtres de Thèbes pour être sacré pharaon, décida malgré tout de faire le pèlerinage d’Alexandrie à Siwa pour y être consacré divinement.
Mais revenons donc sur le thème de l’Histoire. En ce XXIe siècle, l’Histoire est tout autant malmenée que la politique ou la religion. Vraisemblablement parce que histoire, politique et religion ont souvent fait cause commune. Ce siècle est peut-être en passe de remettre en cause le bien-fondé de cette trilogie. Et l’histoire des Imazighen l’illustre à merveille. L’anthropologue Gabriel Camps, ce grand défenseur des Berbères, a toujours déclamé “qu’à toutes les époques, les Berbères sont les oubliés de l’Histoire”.
Boualem Sansal ajoute à cela que “l’histoire a deux portes, la monumentale par laquelle s’invitent les conquérants et les bâtisseurs d’empires, et une petite, dérobée et branlante, par laquelle disparaissent les perdants et les oisifs” (pp.32-33). La voix de l’écrivain semble donc bien en être un écho.
La mémoire du récit de Boualem Sansal analyse alors l’histoire des conquêtes successives. Un sujet qui a déjà été évoqué par le sociologue Jean Servier: ”Il semble que tous les peuples de la Méditerranée soient passés par l’Afrique du Nord”.
Il y a eu les hommes, mais aussi les dieux: “Nous avions à notre disposition tous les dieux passés et présents, les numides, les maures, les grecs, les égyptiens, les hittites, les chaldéens, les mèdes, les mitanniens, les israéliens, et ceux de ces peuples en devenir et ceux qui étaient en voie d’effacement” (pp.34-35).
Une première vague d’envahisseurs successifs est arrivée: “les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins” (p.40). Seule la montagne offrait encore un refuge. “L’insécurité et l’inconnu s’aidant, les tribus se sont juchées sur les montagnes” (p.31) Pourtant, “l’histoire se répétait. En Numidie, elle n’a jamais changé de partition, les envahisseurs arrivent par les mers ou par les terres” (pp.82-83). “Peu à peu les Berbères perdirent ce qui faisait d’eux des Berbères, ils s’arabisèrent et se proclamèrent Arabes” (p.85).
Nous plongeons tout à coup dans le vif du sujet. Le bât qui blesse. Le flot des revendications ancrées dans la pensée moderne fait surface. “Le zèle poussa certains à se croire plus authentiques que les vrais, ils détruisirent tout ce qui pouvait rappeler leurs origines et leurs croyances passées” (pp.85-86). Il s’agit bien ici d’un fil du rasoir, où politique et religion font bon ménage dans le simple but de tétaniser le peuple. “La Numidie échappait à son histoire millénaire et allait graviter autour d’une autre histoire, celle de l’Arabie, celle du monde arabe et musulman dont elle sera, un temps, un moteur puissant” (p.86). Cette dialectique n’est-elle pas au cœur du monde amazigh d’aujourd’hui? On perçoit même en toile de fond l’essence des manifestations secouant l’Algérie depuis plusieurs mois…
Alors, la voix de l’auteur revient comme un leitmotiv: “Écoutez-moi vous raconter Massinissa” (p.49) ! Ce “cri resté célèbre, l’Afrique aux Africains, qui à ce jour n’est pas réalisé dans les faits, […] L’Afrique est bien aux Africains mais ses rois et ses raïs ont placé ses richesses en Amérique et leurs enfants les dilapident en Europe” (p.50). On ne peut pas être plus clair.
Comme annoncé au préalable, l’air émanant de l’antre est peut être destructeur. Il peut sans doute nous emporter comme les crues du Nil. Pour autant, il ne faudrait pas penser que son intention est d’être subversive uniquement. Boualem Sansal se plonge corps et âme dans les volutes de la mémoire. Sa plume voltige dans le courant du souvenir. Souvenez-vous de l’image du corbeau déchiquetant la cervelle d’un crocodile. N’est-ce pas de cette même plume dont il a hérité? Il nous avait bien prévenus pourtant: “La nostalgie est comme la spéléologie, une démarche risquée, on entre en soi, on avance pas à pas dans les profondeurs de son âme, de sa mémoire, de son histoire, avec toujours l’espoir d’atteindre le fond et de pouvoir retrouver le chemin du retour” (pp.9-10). Cet éloge, pétri de mythes et de légendes créés par l’histoire, est une ode poétique. Le souvenir de Victor Hugo revient en mémoire quand il s’exclame:
“Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
ll est l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.”
Les crues du Nil n’étaient pas forcément destructives. Elles étaient attendues. Elles apportaient la fertilité. Comment donc expliquer les causes de cette nostalgie? “Nous savions peu de choses de notre histoire, presque rien, beaucoup nous a été caché, tant de choses ont été effacées” (p.129).
En définitive, ce récit est le fruit d’une émotion intérieure. Un conte qui prend parfois des libertés avec l’Histoire, certes. Mais qu’importe. La trame demeure. Et puis, Boualem Sansal avoue humblement :”Tant de choses m’ont échappé dans le voyage” (p.133). Ce retour en arrière est une quête pour éclairer le présent. “Quatre mille et une années dans le brouillard ne se traversent pas comme ça, on revient avec des lacunes, des regrets, et des douleurs diffuses dont on ne sait si elles sont du présent ou du passé” (p.133).
Cet éloge se termine presque sur une note de regret:”Quel drame de ne pas savoir son histoire de bout en bout”(p.134).
Ceci est un leurre, car jamais on n’a eu autant d’informations sur les Imazighen qu’aujourd’hui. Et ce, pour plusieurs raisons. D’abord parce que les découvertes archéologiques se sont multipliées. Ensuite parce que la science a ouvert de nouveaux horizons, notamment dans le domaine de la génétique ou de la linguistique. Mais parce que aussi, les Berbères, eux-mêmes, se sont réveillés et enfin surtout parce que les mentalités ont commencé à changer à l’aube d’un nouveau millénaire.
Revenons alors sur le sous-titre du récit de l’auteur: “Quatre mille et une années de nostalgie’. En fait, l’histoire est beaucoup plus ancienne encore. Salem Chaker rappelle que “Camps est celui qui aura donc remis les Berbères au centre de l’histoire et de la culture de l’Afrique du Nord”. Gabriel Camps annonçait déjà: ”Au moment où dans le Nord commença avec l’aventure berbère quelque sept millénaires avant le Christ, le Sahara n’était pas encore un désert. Il était même, dans sa partie centrale, un foyer de civilisation plus important que la Berbèrie du Nord”. Ces quatre mille et une années évoquées sont bien évidemment emblématiques d’une version modernisée d’un conte des Mille et Une Nuits.
De nos jours, l’Histoire tend à ne plus être aux mains du pouvoir politique ou religieux. L’Homme s’est affranchi et il l’appréhende d’une toute autre manière.
Ceci ne dénigre en rien ce “Petit éloge de la mémoire”! Nous restons toujours avides de poésie et de littérature afin de nous faire pénétrer dans le vif du sujet. Victor Hugo dit bien:”Les pieds ici, les yeux ailleurs.” En lisant le récit de Boualem Sansal on vibre au son de la lyre d’un aède. C’est toute la magie de l’écriture qui ensorcelle la mémoire.
D’ailleurs, l’auteur ne se contente pas de faire revivre le passé, il nous incite à nous poser des questions et à émoustiller la corde de nos émotions. Un ouvrage superbement écrit qui nous fait part des émois et des cris qui retentissant dans cette partie du monde d’aujourd’hui. On ne remerciera jamais assez celui qui par les mots a le pouvoir de nous transcender.
Christian Sorand
Boualem Sansal |
1 Les Berbères - Mémoire et Identité, Gabriel Camps, Babel, Actes Sud, 2007, ISBN: 978-2-7427-6922-3
2 Les Berbères, Jean Servier, Que sais-je?,PUF, Paris, 2017, ISBN: 978-2-13-079283-3, p.15
3 Victor Hugo, La Fonction du poète, Les Rayons et les ombres.
4 Préface de Mémoire et Identité, Salem Chaker, (p.18)
5 Ibidem, (p.71)
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