Mort, crémation et l'au-delà
Hindouistes et bouddhistes font appel à la crémation pour conduire leurs morts dans l'au-delà. Bien souvent, on pense que les cérémonies mortuaires cessent à ce moment-là. Or, ce n'est pas toujours le cas. La description d'un rite funéraire vécu et observé dans l'Isan éclaire d'une autre vision cet ultime passage du monde des vivants à celui des esprits des morts.
Le bouddhisme thaïlandais appartient à la branche du Petit Véhicule. La religion s'est implantée sur les fondements de l'hindouisme importé également du sous-continent indien. Les temples khmers au sud de l'Isan témoignent de cet héritage. Cela explique pourquoi les Thaïs continuent à révérer certaines divinités hindouistes. A Bangkok, dans le district de Pathum Wan, le sanctuaire d'Erawan [1] est la représentation de Brahmâ, dieu de la Création (Phra Phrom [2], en thaï). De même, le sanctuaire de Ganesh [3], dieu hindou à tête d'éléphant, est un lieu de pèlerinage majeur dans le quartier d'Huaikhwang.
Connaissant la kyrielle des superstitions qui ponctuent la vie thaïlandaise, on peut aussi se demander si les causes proviennent d'une origine encore plus lointaine. Ainsi en est-t-il de la croyance aux esprits, aux fantômes, mais aussi à leur antidote, matérialisée par l'utilisation d'amulettes ou de tatouages. Autant de croyances qui s'insèrent dans la vie privée et même publique de la Thaïlande d'aujourd'hui.
Le rite mortuaire décrit dans le texte suivant appartient donc à ce syncrétisme culturel et religieux. Implanté dans la région de l'Isan, au sud du Mékong, il porte peut-être une empreinte encore plus lointaine en relation avec la civilisation voisine de Ban Chiang [4].
Le mort et sa famille.
L'anecdote relatée ici commence par un mystérieux accident. Un jeune-homme de vingt-trois ans originaire du village de Sri Wan Chai dans l'Isan perd la vie en tombant du septième étage d'un immeuble à Bangkok. Le corps n'a pu être remis à la famille que trois jours plus tard en raison des circonstances du décès nécessitant une autopsie. La famille au grand complet venait à peine de célébrer la mémoire de la grand-mère morte quelques mois auparavant. Il a donc fallu rappeler chaque membre et préparer le deuil selon la coutume bouddhiste.
Une grande bâche a été élevée en pleine rue face à la maison familiale selon la coutume. Tables et chaises sont apportées par la communauté villageoise pour ces occasions. Il est de règle que tout un chacun soit invité à venir payer son tribut à la famille du défunt. La cellule familiale élargie contribue aux frais perpétrés. On achète de la nourriture et des boissons en grande quantité pour accueillir des dizaines, voire une bonne centaine d'invités. Et à chacun d'aider aux préparatifs de manière spontanée et conviviale.
Le soir du troisième jour, le cercueil est arrivé par ambulance après avoir couvert les 700km qui séparent la capitale de ce petit village de l'Isan. Deux amis et un membre de la famille faisaient partie du convoi funèbre.
L'incinération et ce qui suit.
L'arrivée du cercueil a provoqué les pleurs des proches du jeune homme. Un groupe d'hommes s'est spontanément formé pour sortir le cercueil provisoire de l'ambulance. Un grand catafalque doré trônait déjà au beau milieu de la pièce commune de la maison familiale. Entouré de fleurs, il attendait l'arrivée du défunt. On a donc sorti le cadavre du cercueil provisoire pour l'installer dans celui de la maison familiale. Quelques femmes, dont la mère, se sont précipitées pour arranger la position du défunt et lui porter un dernier regard affectif. Puis le corps a enfin trouvé sa place au centre de la maison. Chacun pouvait venir le voir par le biais d'une lucarne vitrée aménagée au-dessus du cercueil.
L'ambulance est repartie. Les deux jeunes amis du défunt avaient assisté à la chute accidentelle. Ils ont dû répondre aux questions posées par des membres de la famille, curieux de connaître les circonstances de la mort. Accident ou suicide ?
Pendant cet intervalle, on a apporté le cadre d'une photo du défunt. Elle a été placée au- dessus du grand catafalque doré. Malgré la tristesse du moment, la vie a repris ses droits autour du cadavre. Les femmes sont assises à proximité dans la pièce. Elles bavardent ou procèdent à différentes activités ménagères. De jeunes enfants jouent dans la pièce commune. A l'extérieur, des cercles d'hommes, assis en tailleur, bavardent, boivent ou même improvisent des jeux de cartes, argent à l'appui. On continue à préparer des plats pour servir les invités arrivant à tout moment à la grande table dressée sous la bâche dans la rue. Plusieurs membres de la famille dormiront sur des nattes autour du cercueil pendant deux nuits consécutives. On ne peut laisser seul l'esprit du mort. La famille se doit de l'accompagner jusqu'au bout dans son passage dans l'au-delà.
Le lendemain de l'arrivée du cercueil, une cérémonie bouddhiste est organisée pour honorer et accompagner l'esprit du défunt. Il faudra alors convoyer deux groupes de moines. Ceux du temple du village où le mort sera incinéré. Puis ceux d'un autre monastère de campagne situé à quelques kilomètres du village.
Pavillon d'incinération |
Juste avant la crémation, les moines regagnent leurs monastères respectifs sans assister à la crémation physique. Le crématorium se trouve un peu à l'écart de l'enceinte du monastère du village.
Dans la tradition orientale, le feu est un élément purificateur qui permet à l'âme d'accéder plus rapidement aux cieux du monde des esprits. On pense souvent alors que l'incinération est terminée. Or, ce qui suit montrera qu'il n'en est rien.
Le jour suivant, la famille apprend qu'il faudra avancer le moment de la collecte des cendres du défunt. Car il y a eu un autre décès dans le village et il faut laisser la place à une nouvelle cérémonie d'incinération. Un petit groupe familial retourne donc au crématorium pour récupérer les cendres. Dans un premier temps, on trie quelques morceaux d'ossements sortis des restes calcinés. Chaque membre proche s'affaire à cette macabre besogne. On place alors les os triés dans un grand linge blanc qui sera ensuite abondamment lavé à l'eau afin de le placer dans le cénotaphe familial situé à proximité du temple.
C'est alors qu'intervient cette scène pour le moins étonnante. La responsabilité du nettoyage du lieu d'incinération incombe à la famille du défunt. On récupère donc toutes les cendres. Pendant ce temps-là un cousin du mort creuse un trou dans la terre derrière le temple du crématorium. On verse les cendres à côté et on reconstitue l'image d'un corps à même la terre. Un sac en plastique contenant des pièces de monnaie avait été préparé par avance. On dépose alors 32 pièces sur l'image formée à partir des cendres. Puis on brouille l'image et on enterre les cendres dans le trou en l'arrosant abondamment d'eau. A la question de savoir pourquoi 32 pièces, la réponse est que le corps humain est composé de 32 parties. Dans la perspective d'une réincarnation, on s'assure donc que le défunt renaîtra bien avec les 32 parties du corps. Ainsi donc, on donne aux cendres du défunt son dû pour l'au-delà comme il était coutume de mettre une pièce en obole dans la bouche des défunts grecs pour leur permettre de franchir le Styx grâce à la barque du passeur Charon. A noter que ce rite se pratique aussi dans d'autres régions de Thaïlande avec quelques variantes. On met soit une pièce entre les lèvres du défunt, soit un billet dans une poche afin qu'il puisse payer son dû pour passer dans l'autre monde.
Rcomposition des cendres |
Curieuse tradition qui mérite une analyse. Après les symboles du feu et de l'air faisant partie de la cérémonie de crémation, deux autres éléments viennent compléter le rite: l'eau et la terre. Le cycle des quatre éléments primordiaux (feu + air + terre + eau) est alors recréé. L'esprit du mort peut dorénavant partir en paix et se réincarner.
AIR EAU
FEU TERRE
Il faut noter que la symbolique des quatre éléments se rapproche du symbolisme du carré, symbole primitif universel représentant la Terre. Le schéma du dessus en est une représentation graphique. A ce propos, rappelons qu'en Orient, le plan des villes royales ou d'édifices religieux majeurs s'inscrit dans un quadrilatère (Cité interdite, Angkor-Vat, Borobodur). Or on sait également qu'en Chine ou au Japon le chiffre 4 [5] est phonétiquement proche du mot 'mort'. Il y a vraisemblablement un rapprochement à faire avec cette coutume observée au nord-est de la Thaïlande.
La communication avec l'esprit du mort.
La chronique de ce rite funéraire comporte un volet supplémentaire qui s'inscrit lui aussi dans les croyances siamoises.
Les circonstances de la mort du jeune-homme n'ont jamais vraiment été élucidées. Il vivait à Bangkok loin de son ex-épouse et supportait difficilement cette séparation. Les deux jeunes hommes du village partageaient le même domicile que le défunt. De toute apparence, ils n'avaient pas apporté une explication claire pour expliquer la chute mortelle d'un septième étage.
Quelques jours plus tard, la famille a donc décidé d'avoir recours à un célèbre médium qui officie dans la région. Le médium en question est une femme. Elle a pu ainsi communiquer avec le défunt qui s'est exprimé par sa bouche. Un membre de la famille a assuré que le médium n'avait aucune connaissance ni de la famille, ni des circonstances du décès. Or la voix mâle qui a parlé était bien la même que celle du jeune homme disparu. La mère du jeune homme lui a donc demandé les causes véritables de sa mort. L'esprit du défunt aurait alors avoué qu'il se serait suicidé pas désespoir...
Bien naturellement, ces faits sont rapportés. On peut douter des circonstances de cet épisode relevant de la magie noire. Signalons toutefois que la personne qui a assisté à cette scène et qui est le cousin germain du défunt ne croyait pas nécessairement à une communication avec l'esprit du mort. Il a été troublé par la voix et par ce qu'il a pu entendre.
Sur un plan ethnologique, cela démontre à quel point ces rites magiques s’insèrent dans la vie thaïlandaise du XXIè siècle. N'oublions pas qu'en Thaïlande, chaque maison, chaque bâtiment public a sa propre 'maison des esprits' pour laquelle on apporte respect et offrandes.
Pour pouvoir s'implanter, le bouddhisme a dû intégrer certaines coutumes païennes ancestrales. Ce syncrétisme religieux n'est pas nouveau en soit. C'est également ce qu'a fait le bouddhisme lamaïque de l'Himalaya, au Tibet, comme au Bhoutan. Les témoignages écrits d'Alexandra David-Néel (1868-1969) sont explicites sur ce sujet. D'autres religions ont également adopté le même procédé. Ce fut le cas de la chrétienté à ses débuts et même au moment de sa propagation. En visitant l'église de Chichicastenango au Guatemala, on peut se demander si les descendants des Mayas prient leurs dieux ancestraux ou ceux de la religion importée. L'église de Bonfim, à Salvador de Bahia au Brésil offre ce même spectacle de syncrétisme religieux, cette fois avec les descendants des esclaves venus du golfe de Guinée, en Afrique. Dans l'Islam nord-africain, le culte maraboutique est un vieux legs berbère. Tout ceci aide à mieux comprendre la persistance de rites brahmaniques dans le bouddhisme thaïlandais. Ainsi, à Bangkok, la grande balançoire géante de Rattanakosin [6] n'est autre qu'un héritage supplémentaire de pratiques ancestrales. Sociologiquement parlant, cela demeure un facteur d'originalité et de diversité culturelle.
Les rites mortuaires sont une caractéristique de l'être humain. Chaque société les exprime selon des critères culturels qui demeurent l'apanage du groupe ethnique. C'est ce que l'observation de ce rite funéraire de l'Isan s'est efforcée de dévoiler. Elle permet d'appréhender de manière plus concrète ce que l'on sait des pratiques mystiques de la Thaïlande. Or, même en vivant dans le pays, il n'est pas toujours possible d'en faire une approche réaliste. D'ailleurs, tout ce qui touche aux pratiques occultes prend souvent la couleur d'une fiction romanesque. L'urbanisation outrancière et la vie moderne nous éloignent un peu plus de ces pratiques souvent considérées comme celles d'un autre âge. Or, il est bon de rappeler que la pratique de ces croyances séculaires persiste même au sein de la France profonde. On l'oublie parfois aussi.
Christian Sorand,
Bangkok, mars 2015
Références:
[2] Phra Phrom
[3] Ganesha Shrine
[5] Le nombre 4
[6] The Giant Swing
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