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Sunday, May 31, 2020

III - Le Symbole de la Pomme

Après avoir évoqué l’impact et la diversité du symbole sur l’être humain, il peut sembler utile de considérer l’image, en apparence bénigne, d’un fruit commun, pourtant universel, à savoir la pomme.
L’apparence physique de la pomme présente une telle simplicité graphique que même un tout jeune enfant peut en dessiner la trace sur une feuille de papier. Tant et si bien que ce jeune enfant peut très bien être “haut comme trois pommes”. Comment donc ce simple fruit a-t-il pu devenir un symbole aussi omniprésent que discuté? Notons tout de suite l’intervention du nombre impair trois, dans l’expression imagée de la langue française. Il s’agit d’un chiffre clé, particulièrement récurrent dans la mythologie grecque.

La forme arrondie et lisse de la pomme avec sa petite tige émergeante, en fait un objet facilement repérable. Il s’agit là d’une constatation physique. Vient tout de même s’y ajouter l’élément de la couleur. Une pomme peut-être jaune, verte, rouge, tout en restant le même fruit. Elle s’affuble d’une foison de variétés biologiques: Golden, Fuji, Api, Reinette, etc… En bref, la simplicité est une première apparence, appartenant au monde concret de la physique.

Édouard Manet: Pommes
Car, force est de constater, les forces abstraites de la métaphysique sont venues s’en emparer. Cette simple pomme inoffensive, que l’on aime à croquer dans sa chair ferme, prend tout à coup une aura mystique inattendue. 

Bien entendu, la référence sous-jacente en est la Genèse biblique, celle de la création du monde à l’aube de l’Humanité, du moins dans le monde occidental. Ceci nous mène à évoquer l’aspect ésotérique. Cet objet, tout rond et lisse, ne serait-il pas une évocation originelle de l’œuf primordial de la création de l’Univers? Quand on tranche une pomme en deux morceaux, des pépins y sont visibles au centre. Ce sont là des germes noirs de multiplication, tranchant sur la blancheur intérieure de la pomme. C’est ici qu’intervient l’élément de la dualité physique du monde, partagé par l’opposition du blanc et du noir, au même titre que le symbole du Yin et du Yang.
De fil en aiguille, on en vient à évoquer le mythe de la genèse. Pour rester sur les fondements de la culture occidentale, il faut en considérer trois: celle de l’Égypte pharaonique, de la Grèce antique et enfin celle de l’Ancien Testament biblique.

1.La genèse égyptienne. Dans l’abysse primordial de l’Égypte pré-pharaonique des peuples paléolithiques de la Vallée du Nil, le monde s’est créé quand la première terre émerge du chaos marin originel appelé Nun [ou Nu], signifiant “les eaux primitives”. Cette première terre, appelée Ma’at (signifiant “ordre”) est associée au limon du Nil à l’origine de la Vie. 
Au travers du mythe, on retrouve tous les éléments traditionnels d’une cosmogonie: le chaos, l’ordre, l’œuf primordial, la féminité de
Uraeus: signe protecteur de Pharaon
la terre, l’eau comme initiatrice de Vie, et même la glaise qui servira à pétrir l’Homme. Puis ce mythe de la création s’enchaîne sur une théogonie. Alors apparaît, assis au sommet d’un mont [benben], le premier dieu créateur appelé Atem [ou Atum, tm signifiant “compléter ou finir”] émergeant du Chaos sous la forme d’un Serpent et qui crée le premier couple: le dieu Shu et la déesse Tefenet [ou Tefnut], eux-mêmes géniteurs de la lignée des dieux.
Shu (“celui qui se lève”) est le dieu de l’air et du ciel, tandis que sa sœur et compagne Tefnut (‘cette eau”) est la déesse de l’humidité (rosée ou pluie) Dès lors, on y trouve les symboles universels inhérents à l’Homme: le néant, l’eau, la montagne, la glaise et la féminité terrestre, le premier couple, le ciel et la terre, en d’autres termes tout ce qui constitue l’œuf primordial.
L’image du serpent, comme tous les autres éléments, n’est pas sans rappeler la genèse biblique. On est d’emblée en présence d’un signifiant qui peut apparaître avec des variations, mais au travers duquel le signifié est étrangement identique à bien d’autres mythes de la Création.
Il semblerait, à première vue, que cela nous éloigne du thème de la pomme. Ce serait oublier que la rotondité du fruit l’assimile au cercle cosmique et donc à l’univers des dieux. 
Il faut donc poursuivre le récit de la théogonie égyptienne. 
Environ, 3000 ans av. J.-C., un peuple sémitique venu du nord-est envahit l’Égypte et réunit la Basse Égypte avec la Haute Égypte, introduisant le culte d’un dieu solaire appelé Ra (ou Ré). C’est ainsi que le premier pharaon Osiris fait son apparition en tant qu’incarnation de Ra. 
Amun
Le disque solaire prend dorénavant une place prépondérante dans le culte égyptien. Le périple journalier du dieu Ra se fait sur la barque solaire selon trois cycles: le lever, le midi (point le plus haut) et le coucher. Un cycle qui ressemble aux âges de le vie des mortels: la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse. Mais ce cycle de lumière représente une moitié de l’œuf primordial. Au jour succède la nuit. La dualité est l’image de l’union des contraires, qui elle fait la Vie. Or les éléments de ce mythe créateur corroborent ceux des autres mythes.

2.La genèse grecque. Les Grecs ont emprunté une partie du savoir des Égyptiens. Même si leurs mythes déploient une conception qui leur est propre, on y retrouve quelques similarités troublantes.
La notion de Chaos originel est également présente. Le terme vient lui-même du grec ancien [Χάος / Kháos]. Peu à peu, ce vide cosmique va s’organiser en générant deux entités opposées: Erebus, le géniteur de l’obscurité et Nyx, génitrice de la nuit. Leur union donne naissance à Hemera, le jour et Aether, la lumière. Simultanément, le chaos cosmique apporte deux autres concepts: Gaia, la terre, et Tartarus, les profondeurs souterraines de la terre. Ces divers principes élémentaires prennent une nouvelle tournure lorsque Gaia donne spontanément naissance à deux fils: Pontus, la mer et Ouranos, le ciel. Puis Hemera et Aether donnent naissance  à Thalassa, la contrepartie féminine de Pontus, la mer.
Ainsi se mettent en place tous les systèmes binaires des opposés caractérisant la Vie: l’obscurité et la lumière, la nuit et le jour, la terre et le ciel, l’océan et la mer, le principe mâle et le principe femelle. Ce sont là quelques uns des principaux éléments de l’œuf primordial qui se scinde en deux moitiés, destinées à être complémentaires et former un tout.
La mise en place de cette cosmogonie initiale précède, comme il se doit, la naissance d’une théogonie avec l’apparition des premières divinités. Il n’y a pas lieu, à ce stade, de s’étendre davantage sur la mythologie grecque, sauf de mentionner un épisode utile concernant la mise en place des Olympiens par le Roi des Dieux, Zeus, régnant sur une montagne sacrée, le Mont Olympe. Un simple fait symbolique qui souligne également le concept universel de la montagne.

La mise en place de l’ordre cosmique semble s’étendre de manière plus conséquente dans la mythologie grecque. Bien qu’il existe déjà un dieu du Soleil (Hélios, Ἥλιος) et une déesse de la Lune (Séléné, Σελήνη), il faudra attendre un 3e âge des dieux pour solidifier cette conception et rejoindre d’une certaine manière la mythologie égyptienne.
Un jour, le dieu olympien Zeus (Ζεύς) s’éprend d’une nymphe Titanide, appelée Leto (Λητώ). Il arrive à déjouer la jalousie d’Héra (Ἥρᾱ), mais quand cette dernière apprend que Leto est sur le point d’accoucher, elle lance une malédiction divine pour empêcher à tout prix cette naissance. Grâce à l’aide de Poseidon (Ποσειδῶν), frère de Zeus, l’île déserte de Délos, lui offre un lieu où se poser pour donner naissance à deux jumeaux: Artémis et Apollon. Par la suite, Artémis (Ἄρτεμις) assistera Seléné pour conduire le char lunaire, et Apollon (Ἀπόλλων) deviendra le conducteur du char solaire. Tous deux reçoivent les mêmes attributs: un char, un arc et un carquois armé de flèches. (Les Grecs semblent avoir une prédilection pour le chiffre trois). Mais ces “outils” sont en or, pour Apollon, en argent, pour Artémis. On retrouvera les éléments de ce mythe par la suite.
Botticelli: Primavera (Le Printemps)
Voilà pourquoi la lune est un mot féminin dans la langue française, tandis que le soleil est un mot masculin. Sur un plan culturel, on constate que la barque solaire de Ra, en forme de coupe ou de croissant, est remplacée par un char dans le mythe grec. Il est vraisemblable que ce sont là des éléments purement conjoncturels. La barque était le moyen utilisé pour se déplacer sur le Nil de la Haute à la Basse Égypte. Dans la Grèce antique, le char permettait quant à lui de se déplacer sur terre; mais il l’était dans les airs aussi pour les dieux. De manière plus prosaïque, le mythe du Père Noël utilise un traineau en substitut du char! Le mythe égyptien se rattache davantage à la conception des deux moitiés de l’œuf originel. Le mythe grec insiste un peu plus sur la complémentarité des opposés pour créer l’ordre. Ceci dit, pour se mouvoir, la conception du char nécessite au minimum deux roues. Or, le symbole de la roue n’appartient-il pas aussi à l’Inde védique?
Dans le mythe grec, les deux jumeaux olympiens sont les conducteurs des chars du jour (l’or) et de la nuit (l’argent). La parenté renforce l’idée de complémentarité entre le principe masculin et le principe féminin. Apollon, dont les attributs sont multiples (musique, art, poésie, chant, beauté masculine) est qualifié de dieu du Soleil et de la Lumière. Dans la conception de la philosophie grecque, cette ‘’lumière” est celle de la connaissance. On retrouve ici l’origine des expressions françaises du “Siècle des Lumières” ou bien de la “Ville-lumière”.
On pourra arguer que cela a toujours assez peu de rapport avec le concept du symbolisme de la pomme. Dans la mythologie grecque, cette pomme, symbole de discorde et de jalousie, apparaîtra un peu plus tard dans le Jugement de Paris, qui aura pour conséquence l’origine de la Guerre de Troie. Il est également présent dans le mythe d’Hercule, dont l’un des douze travaux sera de se rendre au Jardin des Hesperides où poussent des Pommes d’Or. Or les Hesperides sont les filles d’Atlas dont la punition est de porter le monde sur ses épaules. 
On retrouvera ultérieurement cette association d’images symboliques dans le mythe celtique, par le biais d’un poème célèbre de W.B. Yeats (1865-1939).
Il convient à ce stade d’ajouter la remarque suivante. Le pommier est un arbre des régions tempérées, que le climat égyptien ne saurait connaître dans son espace géographique. Il faudra donc considérer comment cette connexion s’opère dans les étapes suivantes.
Il semble tout d’abord utile de rechercher le contenu ésotérique de la pomme, souvent perçue comme étant un objet de tentation pouvant être “défendu”, une conception - on le verra - assez discutable. On est toujours en présence de deux opposés complémentaires: d’une part, un signifiant, de l’autre, un signifié. À vrai dire c’est l’essence même du symbole [mot grec, σ́υμϐολον sumbolon]: joindre les deux parties d’un tout.

Dans la conception judéo-chrétienne du monde occidental, le symbole de la pomme tient une place de choix. Le terme “choix” semble particulièrement approprié. Car il s’agit d’une image faisant figure de clé dans la Genèse biblique, entrainant la fin d’un âge dans une Chute irréversible.

3.La genèse biblique. C’est donc au tout début de l’ancien testament qu’apparaît l’image de cette pomme, qui dorénavant fera couler beaucoup d’encre.
3.1.Le Jardin d’éden. Nous sommes dans l’univers du “Paradis terrestre” en ce “Jardin d’Eden” ayant la forme d’un quadrilatère (carré parfait ou carré long). Ceci inspirera longtemps après le concept du tapis fleuri persan, puis arabe ou turc, conception artistique du paradis d’Allah. Le terme Éden [עֵדֶן] signifie en hébreu “délice”. Cet espace fermé horizontal (l’horizontalité est importante) sépare en son milieu l’œuf primordial, qui sera ensuite séparé en deux parties. Seule la partie haute, la voûte, est alors évoquée. La partie basse, la coupe, est invisible pour le moment.
3.2.Adam et Ève. Donc cet éden abrite le premier homme, Adam, et la première femme, Ève., tous deux symbolisant la bipolarité de
Titien: Adam et Ève
l’Homme, à l’image du blanc et du noir, du Yin et du Yang. Adam a été pétri dans la glaise comme dans le mythe égyptien, mais également dans le mythe grec où Zeus demande à Prométhée de créer les hommes, puis les femmes. Le nom Adam vient de l’hébreu [אדמה
, adamah] “terre rouge”. Le mythe biblique n’est pas celui du premier homme, ni de la première femme; Adam représente tous les hommes, tandis qu’Ève représente toutes les femmes. Ève est un mot hébreu [Hawwah} signifiant “source de vie”. Évidemment, dans les mythes sémitiques, la notion de patriarcat demeure dominante, alors que chez les Grecs, Gaia est une entité féminine.
3.3.L’Arbre de la Connaissance. Or, voici qu’intervient une troisième image au beau milieu de ce jardin idyllique. Il y a un arbre. Rien d’étonnant dans un jardin. Sauf que symboliquement parlant, la verticalité de l’arbre indique un lien entre le haut et le bas. Ici, seule la partie supérieure, intégrée à la voûte, a de l’importance. Il s’agit donc d’un lien entre un paradis terrestre et une entité cosmique supérieure, appelée Dieu.
Sur un plan plus prosaïque l’image de l’Arbre est également triple: les racines, le tronc et les branches. Dans cet espace mythique, l’arbre est affublé d’une description le décrivant comme “l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal”. C’est donc la troisième fois qu’est évoquée l’antagonisme binaire: le noir et le blanc, l’homme et la femme, et maintenant le principe métaphysique du bien et du mal.
Tout cela, semble nous éloigner un tant soit peu de l’image annoncée de la pomme. Mais il était nécessaire d’aplanir le terrain avant d’évoquer ce fruit, résultat physique d’une vie en germe prête à l’éclosion.
3.4.Le Pommier. Évidemment, ceci nous fait entrer dans le vif du sujet. Cet arbre est un pommier. (Du moins, considéré comme tel dans l’imagerie populaire). Mais il est qualifié non seulement d’Arbre de la Connaissance, mais aussi du qualificatif du Bien et du Mal. L’arbre est souvent perçu comme un substitut de l’Homme, constitué de membres, d’un tronc et d’une tête. Or justement, l’homme de caractérise doublement par cette trinité puisqu’il possède un corps, un esprit et une âme. En fait, cette trinité est triplement vraie si l’on considère les trois âges de la vie, évoqués dans le mythe d’Œdipe et du Sphinx (l’un étant de sexe masculin, l’autre, de sexe féminin; ce qui justifierait de l’appeler Sphinge ).
La Connaissance est la caractéristique majeure de l’Homme, celle qui se concrétisera dans la prolifération du mythe.
Cette image contient - une fois encore - un troisième élément: c’est l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. On a déjà évoqué l’opposition des contraires. À l’aspect physique (l’arbre), succède une abstraction mentale (la Connaissance), complétée par une abstraction spirituelle et métaphysique (le Bien et le Mal).
3.5.Le Fruit défendu. Nous voici donc arrivé à l’image ambivalente de la pomme. On l’affuble d’une malédiction divine en en faisant un “fruit défendu”, objet de tentation, à l’instar de la boîte de Pandore du mythe grec.
On remarque tout de suite l’ambivalence du “fruit” et de l’adjectif “défendu”. Dans la “Prière à Marie” de l’Église catholique, il est dit de Marie que “Jésus est le fruit de ses entrailles”. Ce fruit, la pomme, est donc bien un symbole de Vie terrestre. Mais voilà, il est “défendu” d’y goûter. 
Jérôme Bosch: Le jardin des délices
La psychologie indiquera que tout ce qui est interdit suscitera un plus grand désir de savoir (la Connaissance). C’est exactement le même élan que l’on retrouve dans le mythe de la boîte de Pandore.
Pourtant, cette pomme n’a pas encore dit son dernier mot. Continuons. 
À la connaissance, au désir, s’ajoute un troisième élément: la tentation. Elle vient de l’extérieur puisqu’elle apparaît dans une quatrième image: celle du Serpent.
Le trois, premier chiffre impair, représente une entité créée et établie. Le quatre est le symbole du carré terrestre, celui du jardin de l’éden, avant d’être celui du monde terrestre.
3.6.Le Serpent. C’est avant tout un symbole chthonien par excellence. Celui que la religion interprète comme une représentation du Démon. Mais il représente aussi la force cosmique inférieure, autrement dit la coupe, la partie basse de l’œuf primordial qui, notons-le, n’existe pas encore. Sur la suggestion du serpent (1), la femme (2) croque la pomme (3) et l’offre à l’homme (4).
On connaît la suite: la colère de Dieu, entraînant une Chute éternelle. On se retrouve cette fois en présence de deux mondes créés: la voûte et la coupe, le dôme et la coupe (du Graal, par exemple), le Cosmos et la Terre, le Haut et le Bas. Il manquait cet épisode pour compléter le Grand Œuvre: la création de l’Homme sur Terre.
La fonction du serpent est ambivalente: ce reptile peut être maléfique ou bénéfique. C’est le bâton d’Hermès (messager des dieux), le bouclier d’Athéna à l’effigie de Méduse. La coiffe bleue de Pharaon est à l’effigie de l’uræus, serpent femelle censé protéger le souverain de ses ennemis. Parce qu’il est capable de muer et donc de changer de peau, le serpent symbolise aussi une renaissance.

Or, la “Chute” est perçue, religieusement tout autant que culturellement, comme néfaste et négative, du moins dans la chrétienté. Il n’en est pas de même à l’Orient, où le Naja brahmanique, sous l’aspect d’un cobra, vient protéger l’Éveil de Bouddha (“l’illuminé”). Le Dragon chinois est un signe protecteur et bénéfique, malgré la taille et la férocité de son aspect.
Mais dans la cosmogonie occidentale, l’image de la pomme va demeurer un symbole initiateur d’ambivalence, de discorde, mais aussi de connaissance acquise. Ce dernier aspect est un trait positif de la personnalité de l’Homme. C’est donc l’aspect que nous allons maintenant développer.
De même qu’Albert Camus écrit “qu’il faut imaginer Sisyphe heureux”, il n’est pas nécessaire de considérer “la Chute” comme étant
Picasso: Pomme
uniquement un acte maléfique. Une malédiction que les fondements puritains de l’Amérique a véritablement scellée dans le subconscient du “Wasp” (White Anglo Saxon Protestant”). En réalité, on peut aussi penser qu’il s’agit d’un choix. Or, par définition, un choix peut tout au moins être double. C’est à dire qu’au terme négatif d’une “chute”, on pourrait, par exemple substituer celui d’une “descente”. Ce dernier terme a l’avantage d’ôter toute la brutalité contenue dans une chute. Descendre est un acte volontaire; chuter est accidentel. À partir du moment où on décide de descendre d’une montagne, on effectue un acte voulu. Pour faire court, on peut donc tout aussi bien évoquer un acte plus positif, celui d’une “renaissance”, ou plus prosaïquement celui d’un “nouvel âge”.
Revenons aux éléments nominatifs de cette scène: ils sont au nombre de quatre: Adam, Ève, le pommier et enfin le serpent. Le fruit d’une pomme en est l’enjeu. On peut résumer la trilogie Adam-Arbre-Éve comme un symbole de la Vie en germe. Par contre, même si le serpent a une fonction ambivalente, celui qui est enroulé autour du tronc du pommier appartient au monde d’en-bas. Il invite les deux protagonistes à venir découvrir non pas un autre monde, encore inconnu, mais tout simplement de “connaître” une autre entité contenue dans “l’Arbre de la Connaissance”. Pour le moment, Adam et Ève ne connaissent qu’une facette, celle mystique et symbolique du Bien. L’inconnu peut aisément appartenir au “Mal”. Sauf si l’on considère le Bien et le Mal comme étant des opposés complémentaires nécessaires. Alors s’agit-il de tentation ou tout simplement de curiosité? Les deux simultanément, sans forcément revêtir toutefois un aspect maléfique. Ce serait plutôt une caractéristique humaine positive, non plus négative. 
À partir du moment où c’est Ève qui est l’instigatrice de cette “Connaissance”, on a voulu affublé la femme de tous les maux liés à la Chute. En fait, la symbolique s’explique de manière beaucoup plus concrète. Adam a été créé le premier; Ève est la seconde. Or si c’est elle qui saisit le fruit, il n’y a rien de plus normal. Cela fait écho au “fruit de nos entrailles”. La pomme symbolise cet œuf primordial. Mordre dans la pomme, c’est vouloir connaître autre chose, c’est entamer un acte trois. L’évolution ne peut se cantonner à deux. Il existe un autre monde sous l’espace du jardin d’éden. Le serpent est un annonciateur en même temps qu’il est tentateur. Mais ainsi va la vie!.
Le fait donc de saisir le fruit de la pomme, d’y mordre à pleines dents et de l’offrir à l’autre, est un acte de partage et d’union basculant dans une autre moitié en forme de coupe, au lieu d’être situé sous une voûte. Soudain, le registre change. Cela peut aussi être perçu comme un acte d’anticipation, plus bénéfique que maléfique. Il faut imaginer que la planche de cette balançoire bascule tout simplement vers le bas!

Après donc avoir revisité le mythe de la genèse biblique, il peut paraître utile de faire un inventaire circonstancié de la place tenue par la pomme dans le mythe, l’art et la perception que l’on en a.

4. Le symbole de la pomme. Étant un symbole mythique, la pomme représente l’immortalité dans un contexte biblique. Ce fruit
Cézanne: La corbeille de pommes
défendu stigmatise l’immortalité olympienne. Transgresser cet interdit, c’est donc perdre l’immortalité et devenir alors un simple mortel : croquer dans le fruit défendu prend ainsi une toute autre signification. C’est un fruit mystique contenant les pépins d’un acte voulu, ayant ses règles et ses conséquences, mais stigmatisant une volonté tenace pour s’affranchir et acquérir une liberté non dépourvue de sagesse. La pomme d’or des empereurs romains représente le pouvoir suprême qui s’apparente au globe terrestre ou au disque solaire. L’or est l’attribut d’Apollon, dieu du Soleil et de la Lumière, comme l’était avant lui Amon-Rà. C’est donc le fruit de la Connaissance, porteur nécessairement d’un fonction bivalente (le Bien et le Mal).

5.Le Jugement de Pâris. Cet épisode mythologique est au départ un évènement heureux parmi les Olympiens, puisqu’il s’agit de célébrer le mariage de Pélée, père d’Achille, avec Thétis, une Néréide, mère du même héros. L’auteure américaine, Madeline Miller, raconte l’histoire d’Achille dans un ouvrage intitulé “Le Chant d’Achille” [‘The Song of Achilles’].
Le banquet de célébration prend une tournure inattendue. Tous les dieux sont invités mais Éris (Ἔρις / Éris), déesse de la Discorde, a été oubliée. Comme de bien entendu, la graine de la vengeance s’en mêle. Éris jette sur la table une pomme d’or avec la mention: “À la plus belle”. L’or est évidemment le métal propice aux dieux. Le fait que ce soit une “pomme” renforce l’idée de pouvoir. Mais au lieu d’être “un fruit défendu”, l’acte de vengeance d’Éris en fait “une pomme de discorde”. L’interprétation sociologique prend une tournure un tant soit peu familière: la zizanie devient une caractéristique féminine: ce n’est plus simplement une vengeance ou une discorde, mais le fruit devient une graine de jalousie, d’appropriation, de promesse, autant de pépins trouvés au cœur de la blancheur interne d’une pomme. Trois déesses vont alors s’affronter: Héra, Aphrodite et Athéna, chacune apportant ses particularités. On remarque une nouvelle fois l’utilisation du nombre trois dans la propagation de ce mythe. Zeus, tout roi des dieux qu’il est, est incapable de départager le combat des trois déesses pour asseoir le pouvoir de la Beauté. Il confie donc ce jugement aux hommes, en choisissant Pâris, prince troyen, fils du roi Priam de Troie. Il y a là un acte de dualité qu’il est nécessaire de commenter. Tout d’abord, le monde d’en -haut (Zeus et les Olympiens) fait appel au monde d’en-bas (les hommes) en rétablissant la voûte à la coupe pour reformer les deux parties de l’œuf primordial. D’autre part, sur un plan socio-historique, la Grèce est constituée de deux entités géographiques distinctes: d’un côté l’archipel grec; de l’autre, l’Asie mineure. Cette bipolarité transparaît dans le mythe de la montagne: d’un côté, il y a bien sûr, le mont Olympe, et de l’autre, le mont Ida, élu comme étant le siège du jugement. Le mont Ida appartient à cette région asiatique, la Troade [Τρῳάς / Troas], proche de la ville de Troie.
Le jugement de Pâris se porte finalement sur Aphrodite qui promet au prince troyen, la main de la plus belle fille de toute la Grèce, après elle-même bien sûr, Hélène [Ἑλένη], fille de Zeus et de Léda. Or Hélène est l’épouse de Ménélas, roi de Sparte. Le symbole de bipolarité se poursuit en trois étapes: les dieux/les hommes, le mont Olympe/le mont Ida, Pâris (Troie)/Hélène (Sparte). 
Rubens: Le jugement de Pâris
À ce stade, nous avons donc deux pommes: l’une est un fruit céleste, l’autre est une pomme d’or. Mais chacune de ces images va jouer un rôle crucial dans l’histoire des hommes. Toutefois, la pomme d’or d’Éris, nous fait rebondir sur un autre épisode mythique, celui des pommes d’or du jardin des Hesperides.

6.Les pommes d’or du jardin des Hesperides. On se souvient que cet épisode est l’un des derniers Travaux d’Héraclès [Ἑλένη], l’Hercule romain. Ce détroit célèbre, marquant la limite du monde grec, s’appelle alors les Colonnes d’˙Héraclès. Or, la colonne sud de ce célèbre passage est située sur la côte africaine. Il s’agit du mont Abyle (Mons Abyla), rebaptisé au Maroc sous le nom de djebel Musa.
Le
Edward Burne-Jones:
Le Jardin des Hesperides
jardin des Hesperides se situerait soit quelque part au Maroc, soit peut-être sur une des îles Canaries. 
Mais qui donc sont les Hespérides?
Il s’agit de trois sœurs - on retrouve une nouvelle fois ce nombre. Ce sont des nymphes, dont la particularité est d’envoûter les visiteurs en les entraînant dans une danse sans fin. Les Hesperides sont les filles d’Atlas, un Titan condamné par Zeus à porter le Ciel sur les épaules. Si Atlas stigmatise la peine du condamné, ses filles représentent la joie. En d’autres termes, on retrouve la dualité caractéristique du monde. Atlas est au haut d’une montagne, alors que ses trois filles sont en bas dans un jardin paradisiaque. On notera ici que l’image d’un enfer est inversée.
Tout ceci ne nous renseigne guère sur l’existence de ce jardin, ni même sur l’origine des “pommes d’or”. La clé du mystère se trouve dans un autre mythe, celui de Persée, lui-même un descendant d’Héraclès.
L’histoire qui suit est empruntée à une interprétation moderne des mythes grecs par un auteur américain, Bernard Evslin (‘Heroes, Gods and Monsters of the Greek Myths’).
La mission de Persée [Περσεύς / Perseús] est de rapporter la tête de Méduse, l’une des trois Gorgones. Il est équipé pour la circonstance de trois outils imparables: un bouclier-miroir, un sabre recourbé en forme de croissant et une cagoule noire le rendant invisible, Persée part à la recherche des Gorgones, ce qui l’entraîne à rendre visite aux Hesperides à deux reprises. On apprend alors l’origine des pommes d’or. Le rapprochement avec le mythe biblique est assez troublant.
Quand Héra a épousé Zeus, la Terre-Mère lui fait don en mariage d’un arbre portant des pommes d’or [‘Ages past, when Hera married Zeus, Mother Earth gave her as a wedding present a tree that bore golden apples’, p.128]. Comme la jalousie d’Héra envers son divin mari, lui faisait craindre que ce dernier s’en servirait comme gage envers ses nombreuses autres conquêtes, elle décide de cacher son “arbre magique” dans un lieu lointain, à l’abri des regards de son époux. [‘Hera took her magic tree and planted it at the very end of the earth, on the uttermost western isle, a place of meadows and orchards of which Zeus knew nothing.’ibid.] Cette île de l’extrême occident pourrait bien être une des îles Canaries, voire Madère.
Quoi qu’il en soit, les Hesperides ont pour mission de garder le trésor d’Héra. L’auteur ajoute que cette décision était judicieuse. Un monstre pouvait être tué. Par contre, les nymphes sont immortelles.
Les pommes d’or d’Héra du Jardin des Hesperides relatent donc les deux notions évoquées auparavant, à savoir une marque de pouvoir et de jalousie féminine. Héra, reine olympienne, tient à affirmer son pouvoir, en utilisant la ruse (“Métis”) féminine, gardienne de toute jalousie potentielle.

7.Une évocation aux mythes celtiques avec W.B. Yeats. Le poète irlandais William Butler Yeats (1865-1939) est l’un des grands noms de la poésie du XXe siècle. En 1923, il a été le lauréat du Prix Nobel de Littérature.
L’un de ses plus célèbres poèmes s’intitule: “La Chanson d’Aengus le Vagabond” (‘The Song of Wandering Angus’), dont voici un extrait:

Yeats, William Butler - The Song of Wandering Aengus

Though I am old with wandering
J’ai beau être las de mes errances
Through hollow lands and hilly lands,
A travers vallons et collines,
I will find out where she has gone,
Je trouverai là où elle s’est en allée,
And kiss her lips and take her hands;
Et donnerai un baiser sur ses lèvres et lui prendrai les mains ;
And walk among long dappled grass,
Et je marcherai dans l’herbe haute tachetée,
And pluck till time and times are done,
Et cueillerai encore et encore à l’infini
The silver apples of the moon,
Les pommes d’argent de la lune,
The golden apples of the sun.
Les pommes d’or du soleil.

Bien évidemment, ce sont les deux derniers vers du poème qui se rattachent à tout ce qui a été dit précédemment.
Pour interpréter correctement cette association d’images, il faut donc se tourner vers le titre du poème et ensuite l’associer au mythe celtique.
7.1.Le titre. Le fait d’utiliser le terme “chanson” (‘The Song of Wandering Aengus’) identifie ce mythe aux troubadours, héritiers des aèdes, poètes épiques de la Grèce ancienne. Le même procédé est utilisé par Madeline Miller pour son ouvrage sur Achille (‘The Song of Achilles’).
Voici d’ailleurs ce que Yeats lui-même a écrit sur ce sujet: "I think a kind of half ballad, half lyric ... is the kind of poem I like best myself—a ballad that gradually lifts ... from circumstantial to purely lyrical writing. ... I only learnt that slowly and used to be content to tell stories . ... One must always have lyric emotion or some revelation of beauty…” (Lettre de W.B. Yeats à Dora Sigerson, en 1899). Pour résumer la pensée du poète, l’utilisation d’une ballade permet d’adopter une émotion lyrique pouvant révéler la beauté.
Dans la mythologie celtique Aengus ou Oingus est le dieu de la jeunesse et de l’amour. Linguistiquement parlant “oin” signifie “vrai” ou “bon” et “gus” désigne “la force” ou “la vigueur”.
7.2.L’interprétation symbolique des deux derniers vers.
Les pommes d’argent de la lune,
Les pommes d’or du soleil.
Ce poème a été choisi en fonction des deux images mettant en scène une pomme, symbole à la fois de pouvoir et de tentation, fonctions inhérentes à l’amour. Mais on retrouve ici les deux métaux, l’argent et l’or, ainsi que les deux astres, la lune et le soleil. Ces dernières associations le rattachent alors au mythe grec d’Artémis et d’Apollon. Aengus apparaît comme un reflet d’Apollon. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir s’il n’y aurait pas un lien entre Aengus, Artémis et Apollon, trois dieux mythologiques s’écrivant avec la première lettre de l’alphabet, comme Adam ou Abraham?
Mais pour revenir au poème de Yeats, placé sous la protection d’Aengus, le texte passe de la réalité au rêve en se plaçant dans la peau d’un vieil homme, qui pêchant, attrape une truite argentée faisant effet de miroir et le transporte dans l’imaginaire.
Magritte: Le fils de l'homme.
8.De la poésie à l’art avec Jacques Prévert. Le poète Jacques Prévert (1900-1977) a lui-même composé un texte, plutôt humoristique, où la pomme fait figure d’une nature pas si morte que cela quand elle est mise entre les mains du peintre Pablo Picasso (1881-1973). Le poème “Promenade de Picasso” est extrait du recueil “Paroles” (1946), Prévert y évoque, de manière surréaliste, la plupart des mythes liés à l’image de la pomme.

Dans ce poème, il y a deux scènes qui n’ont pas encore été évoquées. La première est celle du britannique Sir Isaac Newton (1643-
Guillaume Tell
1727), que la légende interprète comme étant la découverte de la loi physique de la gravité. La seconde est l’évocation d’une autre légende bien connue: celle de Guillaume Tell, héros des mythes fondateurs suisses.

Pour bien montrer que l’image de la pomme est restée comme un jalon artistique ancré dans le subconscient, il est paru utile d’illustrer cette étude avec des œuvres de peintres célèbres: Magritte, Picasso, Rubens, Titien, Botticelli, Manet, Cézanne, Bosch, et Sir Edward Burne-Jones.
Ce mythe continue à nous hanter. Est-il besoin de rappeler que la Ville de New York est surnommée “la Grosse Pomme” (‘The Big Apple’)? Tandis que sur la rive Pacifique de Californie, au beau milieu de Silicon Valley, un des grands noms de l’informatique mondiale porte le nom d’APPLE, dont le logo représente une pomme croquée. Cette image est un hommage au mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954) considéré comme étant à l’origine de l’informatique. Pendant la IIe guerre mondiale, Turing avait réussi à décrypter le code secret de l’armée nazi.
L’image de la pomme nous est révélée de deux manières: soit elle est entière, soit elle apparaît comme étant croquée une seule fois…à droite.
Christian Sorand

Pomme Apple

New York City: The Big Apple
Album des Beatles


BIBLIOGRAPHIE:

Beigbeder, Olivier - La Symbolique, Que Sais-je?, PUF, 1975.
Benoist, Luc -  Signes, Symboles et Mythes, Que Sais-je?, PUF, 1977.
Diel, Paul - Ce que nous disent les mythes, Petite bibliothèque Payot, 2016, ISBN: 978-2-228-91005-7
Evslin, Bernard - Heroes, Gods and Monsters of the Greek Myths, Random House, New York, ISBN 978-0-553-25920-9
Desroches-Noblecourt, Christiane - Symboles de l’Égypte, Desclée de Brouwer, 2004, ISBN : 978-2-253-12248-7
Fry, Stephen - Mythos, Penguin Books, UK, ISBN 978-1-405-93413-8
Hamilton, Edith - Mythology, paperback (en Anglais), Little, Brown & Company
Jackson, Jake - Egyptian Myths, Flame Tree Publishing, London, 2018, ISBN: 978-1-78664-764-1
Miller, Madeline - The Song of Achilles, Bloomsbury Publishing, London, UK, ISBN: 9781408821985
Prévert, Jacques - Paroles, Folio, ISBN : 9782070367627
                              Promenade de Picasso: http://poesiecontemporaine-ou-pas.over-blog.com/2020/03/promenade-de-picasso-de-jacques-prevert.html
Vernant, Jean-Pierre - L’Univers, les dieux, les hommes, Le Seuil, 1999.

ILLUSTRATIONS:

Bosch: Le jardin des délices
Botticelli: Primavera (Le Printemps)
Burne-Jones: Le jardin des Héspérides
Cézanne: La corbeille de pommes
Magritte: Le fils de l’homme
Manet: Pommes
Pablo Picasso: Pomme
Rubens: Le jugement de Pâris
Titien: Adam et Ève

Thursday, May 28, 2020

II - L’analyse symbolique en littérature

Afin de poursuivre l’analyse portant sur la symbolique, après un premier texte consacré à l’Expression symbolique [I], ce nouveau texte se propose d’explorer le même sujet au travers des formes littéraires existantes.
Une telle approche nécessitera ultérieurement l’ajout d’autres formes artistiques, en particulier celle de la fonction symbolique de l’architecture. 
La longueur relative de ces réflexions s’explique par le fait qu’il est difficile d’aborder un tel sujet sans y apporter des explications aussi claires que circonstanciées. L’objectif d’une telle approche est de susciter une réflexion sur un sujet non seulement omniprésent,  mais expliquant aussi des phénomènes souvent escamotés.

L’expression littéraire fait appel à des images et à des symboles, voulus ou implicites, par l'auteur. Ceci s’applique à la poésie, comme au roman ou au théâtre. Ce serait une erreur de croire que cela ne concerne que des œuvres appartenant au passé. Le choix des extraits sélectionnés ici, inclut des œuvres modernes, émanant parfois de cultures différentes. L’expression symbolique est universelle et ne connaît pas de frontières.


1.Voici tout d’abord un extrait d’un poème de Victor Hugo (1802-1885), intitulé “Clair de Lune”, extrait des “Orientales”. Le poète se transporte sur les eaux du Bosphore et se positionne dans les yeux d’une sultane, depuis une fenêtre ouverte. Outre l’atmosphère orientale du décor (“le sérail des femmes”), le romantisme sous-jacent (le “clair de lune”), le poème reprend le thème shakespearien de l’apparence et de la réalité (“la lune était sereine” / “un bruit sourd frappe les sourds échos”):

Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes ? -
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé,
Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé

Du lourd vaisseau, rampant sur l'onde avec des rames.

Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine... -
La lune était sereine et jouait sur les flots.

1.1. Le titre du poème a une apparence romantique. C’est une nuit de “clair de lune”. Mais au fur et à mesure que l’on progresseQui trouble ainsi les flots”?).
Albert Rigolot (1862-1932) : Clair de lune sur la mer
dans la lecture, on réalise que le titre a un double sens. La lune est un substitut féminin. Dans la mythologie grecque, Séléné en était la déesse. Le cycle lunaire s’apparente aux cycles féminins. Dans le poème, c’est bien une nuit éclairée, mais ce qui est “clair” n’est pas forcément pris au premier degré. Le poème s’égrène sous les yeux de la sultane. Les rayons de la lune agissent comme un spot lumineux sur une scène pointant vers une toute autre réalité (“

1.2. La symbolique du poème est suggérée peu à peu (“des sacs pesants”, “des sanglots”, “comme une forme humaine”). Au lecteur de la découvrir et de l’interpréter.
1.3. Mis à part la Femme et la Lune, les autres images du poème sont les suivantes: la mer et l’eau, l’oiseau (un cormoran), la pierre, une embarcation et les rames; les sacs ont un effet de chute en donnant une autre vision de la scène.
L’image de l’oiseau suscite une interprétation symbolique. Ce n’est pas seulement une image romantique (celle de l’amour, de la poésie, de son association à l’imagerie orientale). L’oiseau est le seul animal qui évolue sur trois éléments: la terre, l’air et l’eau. Il fait office de messager des dieux. C’est pour cela qu’Hermès est chaussé de sandales ailées dans son rôle de messager des dieux Olympiens. 
Dans ce poème, l’oiseau est un cormoran. On pourrait simplement associer cette image à un contexte marin. En ancien français, il s’agissait d’ “un corbeau de mer”. Mais à bien regarder, le cormoran a un pelage noir et un ventre blanc. C’est surtout un oiseau pêcheur capable de plonger en apnée dans les flots.
Le cormoran du poème vient en annonciateur (comme le Christ dans le Nouveau Testament) pour nous prévenir des maux de ce bas-monde (sacs pesants / des sanglots / se mouvoir / une forme humaine). Il nous entraîne à observer la scène de plus près.

On ne peut s’empêcher d’associer cet oiseau marin à celui de l’Albatros, titre célèbre d’une poésie de Charles Baudelaire (1821-1867), extraite des “Fleurs du Mal”.

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

2.Pour bien montrer la permanence du poète, messager de l’homme, tournons-nous vers ce texte de Jacques Prévert (1900-1977), intitulé "Page d'écriture"
2.1. Tout d’abord, il faut éliminer un vieux contentieux entre l’École et l’élève Prévert. Comme tous les surdoués, l’école ne pouvait pas satisfaire un esprit anti-conformiste tel que Prévert, considéré comme un “cancre”.
Jacques Prévert appartient à l’école du Surréalisme. Ce poème en est donc une illustration.
2.2. Trois personnages se côtoient : le maître, l’enfant, l’oiseau-lyre.
Le maître et l’enfant stigmatisent deux opposés: d’un côté, le conformisme de la société, de l’autre, l’innocence et le rêve.
2.3. L’oiseau-lyre, quant à lui, réintroduit le cycle de l’image symbolique. Cet oiseau est une espèce ornithologique particulièrement répandue en Australie. Voici pour l’apparence. En réalité, on retrouve l’image de l’oiseau, chère aux poètes. Mais ici s’introduit pourtant un élément musical: la lyre (λύρα, lýra). Dans la mythologie grecque, cet instrument à sept cordes, est l’invention d’Hermès, qui en a fait don à son frère aîné, Apollon, dieu de la Lumière et des Arts. Apollon est donc souvent représenté avec cet instrument, portant les sept notes de la gamme musicale. La symbolique du nombre sept s’apparente aux sept arts libéraux. C’est le chiffre de l’esprit, de la connaissance, de la vie intérieure.
2.4.  C’est donc par le biais du rêve et de l’innocence, que le poème prend une nouvelle direction.


l’enfant le voit
l’enfant l’entend
l’enfant l’appelle :
Sauve-moi
joue avec moi
oiseau !

On remarque la trilogie: le voit / l’entend / l’appelle. Le chiffre trois représente l’univers créé.
Puis l’appel binaire: Sauve-moi / joue avec moi. Le deux symbolise un appel en attente (vers une autre création?)

Alors l’oiseau descend
et joue avec l’enfant

2.5. Le rêve se fait réalité. Une réalité tellement emblématique qu’elle en devient symptomatique:

Et l’enfant a caché l’oiseau
dans son pupitre
et tous les enfants
entendent sa chanson
et tous les enfants
entendent la musique

Il n’est plus question du maître, ni de l’enfant, mais bien cette fois de “tous les enfants”. Il s’agit d’une auto-éducation sans maître! 
Pablo Picasso: La Colombe de la paix
2.6. Alors, le poème devient presque une ode écologique, un retour aux sources, à l’essentiel:

Mais tous les autres enfants
écoutent la musique
et les murs de la classe
s’écroulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable
l’encre redevient eau
les pupitres redeviennent arbres
la craie redevient falaise
le porte-plume redevient oiseau.


Tout s’écroule en l’espace de sept images, en se reconstruisant dans le rêve, l’imagination: le sable, l’eau, les arbres, la falaise. On remarque l’effet ascendant des images successives jusqu’à un paroxysme final : “le porte-plume redevient oiseau”. Évidemment, le porte-plume est l’ancêtre du noble stylo du Baron Bic. Mais il a surtout l’avantage de faire le lien entre la plume des écritures d’antan et celles des oiseaux, aux sept cordes musicales.

Les deux poèmes, celui de Hugo au XIXe et et celui de Prévert au XXe, illustrent l’importance de la symbolique en poésie. 

Alors, il semble opportun de se tourner maintenant vers la prose. Les exemples choisis proviennent de différentes époques, mais aussi de différentes cultures.

3.1. En Chine, au VIe siècle av. J.-C., Lao-Tseu (571-531 av. J.-C.), fondateur du taoïsme, écrit le Tao-Te-King, un des trois piliers de
Peinture chinoise: Montagnes célestes.
la pensée chinoise, avec le confucianisme et le bouddhisme. Le “
Livre de la Loi et de la Vertu” comporte 81 courts chapitres. Faut-il y voir l’emblème oriental suprême du 9 (8+1)? Cet ouvrage est une réflexion sur l’équilibre entre les deux pôles de l’univers: le Yin féminin et le Yang masculin.
Le Tao est un code de comportement prêchant l’harmonie avec l’ordre naturel. Certains passages font appel à une interprétation symbolique. En voici un exemple, qui est aussi une parfaite illustration symbolique du signe du Yin et du Yang:
Le Tao a produit un; un a produit deux; deux a produit trois; trois a produit tous les êtres.” (XLII)
L’ésotérisme de ce passage - beaucoup trop simple en apparence au 1er degré - appelle un commentaire au 2e degré.
-Un a produit deux, c’est-à-dire s’est divisé en principe yin, “femelle”, et en principe yang, “mâle”.
-Deux a produit trois (c’est-à-dire deux ont produit un troisième principe): le principe femelle et le principe mâle se sont unis et ont produit “l’harmonie”.
-Trois, c’est-à-dire ce troisième principe. Le souffle d’”harmonie” s’est condensé et a produit tous les êtres.
Le symbolisme du chiffre trois est ainsi révélé dans ce passage. En Chine, comme dans la Grèce antique, ce nombre conserve une valeur symbolique de première importance.

3.2. Poésie, philosophie, et maintenant théâtre. William Shakespeare (1564-1616), maître incontesté de la période élisabéthaine, manie le symbole à travers les thèmes, les images de la mise en scène, mais aussi au travers des mots, des jeux de mots ou des répétitions orchestrées (notamment en double ou triple). Parmi les grands thèmes shakespeariens, deux sont récurrents: celui de la scène théâtrale et celui de la folie. Chacun d’eux rebondit sur une idée centrale, chère au dramaturge, le thème de l’apparence et de la réalité, qui, comme cela l’a déjà été évoqué est un trait caractéristique et révélateur du symbole. 
Le terme est issu du grec ancien [sumbolon, σύμβολον] signifiant “mettre ensemble”, puisqu’à l’origine, il s’agissait de deux moitiés que l’on apportait pour retrouver une unité perdue. 

Macbeth” (1605) est l’une des plus belles tragédies de Shakespeare. Le passage suivant est extrait d’une scène où Macbeth, meurtrier du roi, vient d’apprendre le suicide de sa femme:

“To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time;
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle!
Life's but a walking shadow, a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.” 
(acte 5, scène 5)


On retrouve une accumulation de presque tous les thèmes shakespeariens évoqués précédemment. Mais puisque l’on évoque maintenant le théâtre, il faut relever les termes suivants: “un mauvais acteur “ (a poor player), ou encore “la scène du théâtre” (the stage). Traduite en partie, voici ce que dit la fin du passage cité: “La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène et qu'ensuite on n'entend plus. C'est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.”
Cet extrrait est un bon exemple de la philosophie shakespearienne.
En 1929, le romancier américain, William Faulkner (1897-1962) publie un quatrième roman intitulé “Le Bruit et la Fureur” (The Sound and the Fury), titre évidemment emprunté au dramaturge.

3.3. Le théâtre va à présent nous faire rebondir vers le roman. Mohamed Fellag (né en Kabylie en 1950) a d’abord été comédien et metteur en scène, puis est devenu humoriste, avant de basculer dans la littérature. Ce Kabyle, qui vit maintenant en France, appartient donc au mouvement de la littérature algérienne francophone. En tant qu’homme de théâtre, c’est aussi un grand admirateur de Shakespeare qu’il a parfois mis en scène.
Dans un roman intitulé “L’Allumeur de rêves berbères”, un tantinet surréaliste, il utilise fréquemment les images et les symboles. Le roman décrit l’atmosphère des années sombres des conflits fondamentalistes, vues au travers du petit peuple, vivant entre le marteau (du FLN) et l’enclume (de l’islamisme radical). 
Voici un extrait d’une critique, écrite de ma main pour un magazine, sur le symbolisme sous-jacent de ce roman, où les coupures d’eau périodiques, reviennent comme un leitmotiv que l’on ne comprend pas immédiatement:
“Il faut pourtant avouer à ce stade qu'on n'a toujours pas la clé du titre, un tant soit peu ésotérique. L'explication arrive pourtant au chapitre 27, de manière presque surréaliste, avec une pointe d'humour frisant l'univers de Salvator Dali. Aziz est un des personnages du roman. (Or, la mise en scène romanesque, tient lieu parfois de scène théâtrale. Car on sent bien la plume du dramaturge derrière le récit). Aziz donc est un inventeur ubuesque. Il vient de mettre au point une surprenante machine... : « J'ai inventé cette machine Rêves berbères, nous dit la bouche de la tête d'Aziz. Rêves berbères fabrique des boissons alcoolisées ! » [Ch.27, p.196]. Et Aziz que l'on sait mort ajoute : « À partir d'aujourd'hui cette taverne va aider à desserrer l'étau du stress qui emprisonne nos concitoyens ! Mais, au-delà de simple fabricant d'alcool, cet outil va révolutionner les mentalités » [idem]. Et cette voix, venue d'un « au-delà » rimant avec eau, ajoute encore : «  Ces ingrédients représentent la quintessence des parfums des civilisations qui ont foulé cette terre. Je l'ai laissé fermenter pendant sept mois, chiffre cabalistique. Pendant ce temps-là, j'ai enregistré à voix haute un résumé de l'histoire de notre aire géographique appelée selon les différents colonisateurs : Africa, Numidia, Berbérie, Maghreb ou Afrique du Nord. » [idem]. Aziz ajoute ensuite avec une ironie acerbe résumant le surréalisme sous-jacent : « Personnellement, je préfère, même s'il est péjoratif le terme Berbérie, parce qu'il est le socle qui englobe la géographie physique et l'unicité linguistique sur lesquelles se sont posées et fondues les différentes cultures venues d'ailleurs » [idem]. Aziz est un prénom arabe signifiant 'aimé' ou 'puissant'. C'est aussi un nom qui commence avec la première lettre de l'alphabet romain et se termine avec la dernière. Le Z central du mot n'est peut-être pas sans rapport avec le Z-Amazigh, celui de l'identité berbère. Est-ce bien aussi accidentel si le personnage principal s'appelle Zakaria et que sa voiture est une Zastava tchèque? Le cadre ésotérique de cette scène extraite du chapitre 27, où l'alambic évoque aussi l'antre d'un alchimiste, évoque l'univers d'un médium. La 'taverne' en question, se trouve dans une cave. Il n'y a donc qu'un pas pour transmuter la taverne, en caverne. [Il s’agit de changer la première lettre du mot]. Ce lieu ésotérique est d'ailleurs propice à la communication avec les esprits d'hommes célèbres. Hormis Shakespeare déjà cité, voici qu'apparaissent Einstein, Marcello Mastroianni, Woody Allen, Jean-Paul Sartre. Cette scène rappelle bien sûr celle des sorcières de 'MacBeth' où tous les « parfums d'Arabie » sont devenus les « parfums des civilisations qui ont foulé cette terre ». Or, comme le mot A-Z-I-Z est formé de quatre lettres, il devient l'éponyme de la « quadrature du cercle », si représentatif de certaines poteries berbères.”

3.4. Pour bien souligner l’universalité du symbole, passons de l’Algérie à la Chine. Dai Sijie (1954-) est un romancier chinois qui a fui la Chine de Mao Zedong pour s’établir en France et écrire dans la langue de Molière. En l’An 2000, il publie “Balzac et la Petite Tailleuse chinoise”. Comme Dai Sijie était aussi cinéaste, le roman est également devenu un film. Le bénéfice de la plume de ce romancier est qu’il transfère directement dans la langue française, des éléments de la culture chinoise. Or ce superbe roman est littéralement truffé de symboles. Au risque de ne pas en faire le lien, la lecture reste alors exotérique, en gommant totalement son aspect véritablement ésotérique.

 3.4.1.Le titre. Il est porteur d’un double message. Ce n’est pas seulement un écho au célèbre roman de Pearl Buck, “Vent d’Est, Vent d’Ouest” [‘East Wind, West Wind’], en sens inverse, puisque Balzac représente le savoir occidental et la petite tailleuse, la volonté d’apprendre orientale. Il est aussi porteur d’un impact linguistique. Phonétiquement parlant, les noms chinois sont toujours tri-phoniques (Mao Tse Tung, Tchang Kai_Chek). Le chiffre trois - comme chez les Grecs - a une signification symbolique importante en Chine (voir la rubrique sur le Tao Te King). Or, voici ce que Bal-zac donne en chinois: Balzac [Ba-er-za-ke : 4 idéogrammes). Au lieu d’une tri-phonie habituelle, le terme évoque une quadrature. Le carré dans la symbolique chinoise représente un ordre terrestre établi: celui de la ville orientale s’ouvrant aux quatre directions, le plan de la Cité interdite, l’assise du Temple du Ciel. Comme de bien entendu Balzac est un romancier prolixe et célèbre, un digne représentant de la “Terre des Arts”, de la Lumière venue de l’Ouest.
Le titre, un tant soit peu énigmatique, comporte une seconde image que le “et” met en valeur: “la petite tailleuse chinoise”. L’aspect culturel est marqué par l’adjectif “chinoise” et par une triple association de termes: petite + tailleuse + chinoise. Or cette petite tailleuse n’est pas sans rappeler Clotho (la Fileuse), l’une des trois Moires [Μοῖραι] du mythe grec, devenues les Parques dans la mythologie romaine. Le roman évoque aussi la statue du mythe de Pygmalion, Galatée, reprise par George Bernard Shaw, dont la version cinématographique et musicale a donné “My Fair Lady”. Dans le roman de Dai Sijie, le livre se substitue à la statue de la mythologie au travers des deux principaux protagonistes: Leo (Pygmalion) et la petite tailleuse (Galatée).

3.4.2.Le cadre physique. La scène comporte trois niveaux: la maison des deux jeunes adolescents, le village, la montagne du Phénix du Ciel. Apparemment, le cadre est imaginaire et ne correspond à aucun lieu réel, hormis celui de la province montagneuse et éloignée du Sichuan.
Le troisième niveau supérieur offre un arrière-plan symbolique intéressant. Il y a d’abord le lien spirituel de la montagne et du ciel. L’image du phénix, un oiseau mythique, a de toute évidence fait un long vol pour arriver jusqu’en extrême-orient! Ce mythe fait office de lien entre Ouest et Est. Mais surtout, n’oublions pas, cet oiseau renaît de ses cendres. Souvenons-nous de l’arrière plan de la révolution culturelle chinoise dont l’objectif est de brûler le livre et la culture. Car ce 
“Phénix du Ciel” a une double connotation dans la culture chinoise. Culturellement, c’est aussi la représentation céleste de l’Impératrice, le pendant du dragon, signe de l’Empereur. 

Or, ce même “Phénix du Ciel” possède une troisième connotation, rattachée au personnage de “la petite tailleuse chinoise”. Le terme “chinois” est à considérer avec plus d’attention qu’il ne paraît. Les livres brûlés renaissent, comme l’oiseau du mythe, dans un seul ouvrage intitulé “Ursule Mirouët”. Ce court roman de Balzac évoque l’éducation d’une orpheline faite par son tuteur. Ce “petit livre” (le roman de Balzac) se substitue alors au “petit livre rouge” bien connu. L’image du phénix refait surface une nouvelle fois.

Comme on le constate, la force du symbole est de pouvoir réunir un tout par le biais d’une simple image.

3.4.3.Le thème de l’apparence et de la réalité. Ce thème shakespearien est utilisé de manière inattendue et humoristique dans le roman. Les deux jeunes protagonistes adolescents sont envoyés dans ce village isolé du Sichuan pour y être rééduqués par des campagnards ignorants. Un proverbe chinois dit : « Le chemin du Sichuan est plus difficile que de monter au ciel (蜀道难于上青天).» Par le biais d’un instrument de musique, en l’occurence un violon, tout se met à prendre une tournure ironique: en définitive les deux jeunes captifs citadins vont rééduquer peu à peu, à leur insu, tout les villageois, y compris leur chef ! Cette scène se passe au tout début du roman. Le morceau musical choisi est hautement significatif. C’est une musique classique – donc universelle – « une sonate de Mozart ». [‘’Depuis quelques années, toutes les œuvres de Mozart, ou de n’importe quel musicien occidental, étaient interdites dans notre pays’’ [p.19]. La première leçon de rééducation - en sens inverse - comporte trois mots clés: un violon + une sonate + Mozart. Aucun de ces trois mots n’appartient au vocabulaire de ces humbles paysans.

Il ne s’agit pas de déflorer ici la lecture d’un texte riche en symboles et en rebondissements. L’idée est de montrer tout simplement que le symbole est bien vivant, universel et source de Lumière et de Connaissance.

3.4.4.Le livre. Pour bien montrer les différents niveaux symboliques qui s’entremêlent, il suffit de réfléchir sur ce que le livre
Salvador Dali: Livre aux oiseaux.
représente.

 Un premier livre apparaît chez la Petite Tailleuse. [« J’aperçus un livre qui traînait sur une table », p.39]. Or les livres sont interdits. [« À l’époque, tous les livres étaient interdits, à l’exception de ceux de Mao », p.79] Et au narrateur d’ajouter par la suite : « Je hais tous ceux qui nous ont interdit ces livres», p.122. Ironie suprême, le premier livre de lecture est « un petit livre » [p.86] ; il est étranger, puisqu’il s’agit d’Ursule Mirouët de Balzac. C’est un don du Binoclard dont le père est écrivain et la mère, poétesse. Ce livre surgit d’ « une valise secrète » [p.74], « fermée à clé en trois endroits » [p.78]. Tout va alors basculer sur la voie de la Connaissance. Et à Luo d’ajouter : « Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde», p.127]. Nous sommes en plein ésotérisme littéraire.

3.4.5.Autres images symboliques: Luo, la montagne, les oiseaux (phénix et coq). 
L’un des trois protagonistes du roman s’appelle Luo (les deux autres sont le narrateur et la petite tailleuse). Luo est un Pygmalion oriental. LUO est un mot composé de 3 lettres et de 2 syllabes. En chinois son nom se rattache à la cage d’un oiseau. Mais faut-il voir dans sa transcription occidentale une onomatopée (lu + haut)? Car c’est un conteur-né qui lit à haute voix films et livres ! Mais c’est lui aussi qui, à l’aide de son violon, introduit Mozart aux villageois. Or, Luo peut aussi être associé à Prométhée, voire à Hermès, jouant le rôle de messager. Voilà que Lui possède aussi un coq (p.27) - symbole de Force et d’Espoir, car il chante au lever du jour. Si son nom évoque une cage, c’est bien parce qu’il est dans ce village “en prison” de rééducation. Mais, cette cage est restée ouverte et le coq est libre de se pavaner! Symboliquement encore, le coq symbolise une renaissance. En Thaïlande, beaucoup d’oratoires sont entourés de figurines représentant un coq. Mais pas seulement au Siam; les tombes puniques possèdent aussi cette même effigie symbolique. 
Dans le roman, le coq est associé au phénix. Or la montagne des jeunes ‘’captifs’' s’appelle « le Phénix du Ciel » (P.25). L’image de la montagne du phènix du ciel et du coq de Luo ont un effet miroir. « Tout cela grâce à un autre’’phénix’', tout petit, presque minuscule, plutôt terrestre, dont le maître était mon ami Luo. » […] En réalité, ce n’était pas un vrai phénix, mais un coq orgueilleux à plumes de paon. ». D’un côté, il y a la spiritualité du Ciel, et de l’autre la réalité terrestre.


On pourrait a priori penser que le symbole est menacé de disparition dans le monde d’aujourd’hui. Il est probable que c’est en partie vrai. On est moins enclins à percevoir l’impact du symbolisme. Le fait d’avoir choisi quelques textes littéraires appartenant au monde moderne, permet de voir que la symbolique demeure une référence bien vivante. La psychanalyse a bien saisi cela quand elle se tourne vers le rêve pour révéler la partie cachée de l’individu.
Le symbole demeure une expression profondément humaine. Il s’agit d’une conception inhérente à l’espèce humaine depuis la nuit des temps. Les mythologies de tous les peuples en sont une marque indélébile. On y retrouve toutes les principales images qui constituent l’univers cosmique de l’Homme.
S’il existe un domaine où l’Homme se révèle véritablement semblable aux quatre coins de la Terre, et à tous les âges, c’est véritablement au travers de l’expression symbolique. L’ethnologie moderne ne s’y est pas trompée et c’est ce qui caractérise notamment la pensée de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) ou bien celle de Georges Dumézil (1898-1986). “Comment des sociétés contemporaines, restées ignorantes de l'électricité et de la machine à vapeur, n'évoqueraient-elles pas la phase correspondante du développement de la civilisation occidentale ? Comment ne pas comparer les tribus indigènes, sans écriture et sans métallurgie, mais traçant des figures sur les parois rocheuses et fabriquant des outils de pierre, avec les formes archaïques de cette même civilisation, dont les vestiges trouvés dans les grottes de France et d'Espagne attestent la similarité ? C'est là surtout que le faux évolutionnisme s'est donné libre cours.” 
Ce n’est pas seulement l’anthropologie ou bien l’ethnologie qui s’intéressent aux symboles. Un regard porté sur l’expression linguistique révèle tout aussi bien l’impact que cela peut avoir sur la langue: “vieux comme Mathusalem” ou “riche comme Crésus” pour le mythe, “le pays du Soleil levant” (géographie), des expressions populaires comme “toucher du bois”, “haut comme trois pommes”, etc..
Les historiens ont souvent omis d’interpréter les signes symboliques du passé pour expliquer ou corroborer certains messages inscrits dans la pierre. Or voici ce que Christiane Desroche Noblecourt, archéologue et spécialiste de l’Égypte, nous révèle lorsqu’elle écrit: “Pour aller plus loin, il faut recourir aux symboles et aux mythes que les textes et les images ont perpétués”.
Christian Sorand


BIBLIOGRAPHIE:

Balzac, Honoré de - Ursule Mirouët, Gallimard, Coll. Folio Classiques, ISBN13 9782070373000
Baudelaire, Charles - Les Fleurs du Mal, Le Livre de Poche Classiques
Buck, Pearl - Vent d’Est, Vent d’Ouest, Le Livre de Poche,
Camus, Albert - Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Coll.Folio Essais, 
Dai Siljie - Balzac et la petite tailleuse chinoise, Gallimard, Coll. Folio,
Desroches Noblecourt, Christiane - Symboles de l’Égypte, Desclée de Brouwer, 2004, ISBN : 978-2-253-12248-7
Faulkner, William - Le Bruit et la Fureur, Gallimard, Coll. Folio
Fellag, Mohamed - L’Allumeur de rêves berbères, éditions J.-C. Lattès, 2007, Coll. J’ai lu, Paris, 2012, ISBN : 978-2-290-00906-2
Hugo, Victor - Les Orientales, Le Livre de Poche Classiques
Lao-Tseu, Le Tao-Te-King, Marabout, ISBN: 978-2-501-13938-0
Lévi-Strauss, Claude - Race et Histoire, Denoël, Folio-Essais, Paris, 1987.
Mao Tse-Toung - Le Petit Livre rouge
Prévert, Jacques - Paroles, Gallimard, Coll. Folio, ISBN : 9782070367627
Shakespeare, William - Macbeth
Shaw, George Bernard - Pygmalion

Liens:
-Charles Baudelaire:  L'Albatros (Poetica)
-Jacques Prévert,  Page d'écriture (Les Voix de la Poésie)
-Sorand, Christian - Analyse du roman: “L’allumeur de rêves berbères”,  Inumiden
-Victor Hugo, Clair de lune (BNF)

Illustrations:
Albert Rigolot: “Clair de lune sur la mer”
Pablo Picasso: “La Colombe de la Paix”
Peinture chinoise: “Les Montagnes célestes (Zen)”
Salvador Dali: “Livre aux Oiseaux”