Une scène grandeur nature du musée Arlaten d’Arles a inspiré la réflexion suivante. Il s’agit d’un épisode de la tradition provençale dépeignant “une visite au nouveau-né”.
La mère et son nouveau-né sont dans le lit de l’accouchement. Quatre dames en costume d’Arlésienne viennent en visite, chacune apportant un objet symbolique, porteur d’un souhait spécifique destiné à l’enfant.
Musée Arlaten: Une visite au nouveau-né |
Le musée Arlaten est un musée ethnographique et c’est pourquoi il est bon d’aller un peu plus loin dans l’analyse du sens caché de chacune de ces offrandes.
1.De l’emblème folklorique au symbolisme universel. Dans le tableau cité les offrandes sont au nombre de quatre (le pain, le sel, l’allumette et l’œuf), or dans la tradition on en évoque cinq (le miel est en plus).
L’image reste emblématique si l’on s’arrête au souhait véhiculé par chaque objet. En d’autres termes, l’objet concrétise un souhait appartenant au domaine de l’abstrait. Ainsi, on a:
- Le pain pour la bonté [”sois bon comme du pain”];
- Le sel pour la santé [“sois sain comme le sel”];
- L’allumette pour la rectitude [“sois droit comme une allumette”] ;
- L’œuf pour la plénitude [“sois plein comme un œuf”];
- Le miel pour la douceur [“sois doux comme le miel”].
Mais chacune de ces offrandes renferme un éventail de concepts ancestraux, venus du fond des âges, mais toujours ancrés dans l’inconscient collectif.
Ainsi le pain n’est pas seulement un garant de nourriture et donc de bien-être, mais étant un produit issu de céréales, donc de la Terre, il justifie une bonté reconnaissante à la Terre-Mère. L’image de la dernière scène du Christ et du pain rappelle ce lien terrestre de la Terre nourricière. Le sel a longtemps été une denrée précieuse pour les mets terrestres. Que l’on songe à ces “routes du sel” ou à ces “greniers à sel” d’autrefois! L’importance du sel estt probablement à l’origine d’une expression telle qu’une “note” ou une “addition salée”. Le sel est de couleur blanche (associé à la pureté), il permettait à une époque où la nourriture était fade d’ajouter une saveur plus gustative. Le sel permettait aussi de conserver certaines nourritures périssables. Voilà donc où se cachent les éléments de bonne santé qu’il évoque. N’oublions pas aussi que le sel est un produit de la terre et de l’eau. L’allumette nous éloigne des mets terrestres (notons au passage que ces derniers sont au nombre de quatre, évocation du monde terrestre). Certes, cette allumette est un petit morceau de bois très fin que sa droiture caractérise, mais l’allumette sert à faire du feu. Elle appartient par sa petite taille à l’échelle d’un nouveau-né. La droiture de sa position en fait un axis mundi alchimiste, lien ésotérique entre le bas et le haut. Et en grattant une allumette avec sa pointe, on obtient le feu. Ce n’est pas seulement un feu permettant la cuisson, c’est aussi un feu spirituel, celui de la lumière de l’esprit et de l’âme. Le miel, qui est un autre produit terrestre naturel est fabriqué par l’abeille à partir de fleurs. Sa douceur sucrée s’oppose au goût du salé. Quant à l’œuf, s’il a été gardé en dernière position, c’est parce que son décodage est encore beaucoup plus complexe et nécessite une explication distincte.
Avant d’aborder ce sujet, il faut aussi évoquer la relation existante avec le nombre. S’il y a bien quatre mets, on remarque que les offrandes sont au nombre de cinq (en y ajoutant l’allumette). Le chiffre pair 4 se retrouve dans la géométrie du carré, symbole de la Terre. Mais le chiffre 5 (l’allumette de la scène) et un impair, source de mystère et de spiritualité.
2.L’œuf. Le commentaire du musée Arlaten explique qu’il s’agit d’un souhait de procréation pour le nouveau-né. L’œuf est universellement perçu comme un symbole de procréation et de fertilité.
Or, un autre musée ethnographique, situé sur la rive sud de la Méditerranée évoque une scène parallèle. Il s’agit du musée du patrimoine, à Guellala, sur l’île de Djerba. Dans une scène, également grandeur nature, on retrouve la présence symbolique de l’œuf à l’occasion d’un mariage traditionnel. Ce parallèle est intéressant car il concerne deux passages rituels importants: l’un est une naissance, l’autre est un mariage. Voici comment on explique ce rite au musée de Djerba.
Le rite du partage de l’œuf
“La nuit des noces, on entame la première rencontre entre les deux mariés, par la cérémonie du partage de l’œuf.
L’esthéticienne traditionnelle: la zianna “poseuse de Héné” procède par couper un œuf cuit en deux. Elle donne à chacun des mariés une part, puis elle demande aux conjoints de s’échanger leur part avant de les manger.
La cérémonie du partage de l’œuf, en tant que geste symbolique, est très riche en significations. En effet, l’œuf dans l’imagerie traditionnelle est symbole de vie, de fertilité, de fécondité et de continuité.
Se partager l’œuf à part égale, c’est une manière d’exprimer son attachement à l’idée de se partager les charges de la vie à part égale et sa volonté d’assumer les responsabilités familiales en couple uni et solidaire.”
Le Conservateur du Musée.
Musée du patrimoine de Djerba: Le rite du partage de l'œuf |
L’élément procréateur perdure sans aucun doute. Mais l’élément alchimique sous-jacent a besoin d’être élaboré plus amplement.
Musée Arlaten: l'offrande de l'œuf. |
L’œuf offre l’apparence d’un tout. Il recèle pourtant une bivalence: il y a le contenant et le contenu; le contenu est lui-même double: il y a le blanc et le jaune. L’ésotérisme évoque l’œuf primordial qui a engendré le monde. Cet œuf coupé en deux est composé d’une voûte (le ciel) et d’une coupe (la terre).
En transposant ces éléments dans le monde profane l’œuf ne véhicule pas seulement une image de fertilité procréatrice. Que ce soit la naissance (au musée Arlaten) ou le mariage (au musée de Guellala), cet œuf symbolise la Vie et va même au-delà en évoquant un principe cosmique.
Rappelons que dans le rite provençal, l’allumette, dont on a évoqué aussi les deux éléments (le corps et la tête) vient renforcer cette vision cosmique sous-jacente par sa droiture évoquant un lien entre le bas et le haut, comme s’il s’agissait d’une colonne en miniature, adaptée à la petitesse d’un nouveau-né. Or l’allumette sert à faire du feu et ce feu est lui-même ambivalent: il ne sert pas seulement à faire cuire les aliments. Pris au sens figuré, il représente la lumière, à l’instar du mythe grec de Prométhée. On rebondit encore sur une autre dualité: la lumière du jour et de la nuit, mais aussi la lumière de l’esprit. Dans une conception bouddhiste, on parlerait alors d’Éveil. On peut donc facilement faire le lien en présence d’un nouveau-né.
Christian Sorand,
Arles. Juin 2021
Lien du blog sur le musée Arlaten
Le musée du patrimoine de Djerba possède une autre scène liée cette fois à la fécondité des poissons, autre emblème tunisien inescapable. Mais sur la représentation de cette cérémonie, on remarquera au centre de la pièce, un panier contenant des œufs.
Cérémonie du passage au-dessus des poissons.
“Le troisième jour après la fin des festivités, la famille organise la cérémonie du passage au-dessus des poissons dans l’intimité totale en présence des parents les plus proches. La mariée assistée par l’esthéticienne: la “Zayyana” (poseuse de henné) enjambe sept fois les poissons qui sont le symbole de la fécondité (le poisson a une prodigieuse faculté de reproduction), de générosité (seule la mer donne sans contre partie), de porte-bonheur (l’eau est le cadre où vivent les poissons et se dissimulent les richesses de la mer qui sont l’emblème de vie, prospérité et bénédiction). La cérémonie contribue à protéger le couple contre le mauvais œil et surtout à conjurer les mauvaises surprises que pourrait lui réserver le destin.
Dans l’imagerie populaire. Les poissons sont toujours représentés sous forme de couple. Cette forme de représentation a une signification précise: les poissons sont le symbole de l’union, de l’entente et de la vie conjugale harmonieuse.”
Le Conservateur du Musée
Musée du patrimoine de Djerba: cérémonie du passage au-dessus des poissons (avec le panier d'œufs au centre de la pièce) |