Les Jeux
du Hasard
Christian Sorand
Les lois mathématiques de la probabilité auraient tendance à nous laisser croire que le hasard est une rencontre improbable dans une vie humaine.
Interrogé sur cette question, un mathématicien répond qu’il s’agit d’une probabilité basée sur l’immobilité et que, par contre, la fréquence devient exponentielle dès lors que le facteur d’inactivité est remplacé par une mobilité grandissante.
Voici quatre histoires bien réelles qui viennent bousculer les données tout en confirmant que le Monde dans lequel nous vivons, n’est en réalité qu’un gros village…
Christian Sorand
Bangkok,
Thaïlande, 2020
“L'homme n'a pas beaucoup progressé depuis ses débuts : il croit toujours qu'il n'est pas là par hasard et que des dieux majoritairement bienveillants veillent sur sa destinée.”
L’élégance du hérisson - Muriel Barbery
I. Bancs de classe
Le hasard heureux n’est peut-être pas aussi rare qu’on le pense. Évidemment, il survient de manière tellement fortuite, qu’il est difficile de le savourer sur le moment. On n’en goûte donc les fruits que rétrospectivement.
Il faut pourtant admettre que, quand le hasard se reproduit, il met bien en péril les lois mathématiques de la probabilité.
En début de carrière, jeune enseignant au lycée Lyautey de Casablanca, qui était à l’époque le plus grand établissement scolaire de l’étranger, mes classes allaient de la sixième à la Terminale. Dans ma classe de sixième, j’avais alors une élève allemande dont la mère était mannequin. Cette dame était charmante, svelte, toujours habillée élégamment de manière contemporaine et sportive à la fois. Lorsqu’elle venait me voir pour me parler de sa fille, elle était toujours courtoise et attentive. À vrai dire, ce n’était pas trop difficile car sa fille était une bonne élève. Il est vrai que comme j’enseignais la langue de Shakespeare, la jeune-fille ne présentait aucun handicap dans cette matière.
À la fin de cette année-là, après m’avoir remercié, la mère m’a annoncé qu’ils rentraient en Allemagne définitivement.
Muté au Maroc en tant que VSNA (Volontaire au Service National Actif), je n’ai pas pu rester au delà de ma deuxième année. Mais comme je voulais continuer à enseigner à l’étranger, mon proviseur avait réussi à me faire obtenir un poste au Caire, en Égypte, dans le cadre du Ministère des Affaires Étrangères. J’ai donc eu tout un été pour me préparer à partir en Égypte…Sauf, qu’au dernier moment, alors que je m’inquiétais de ne pas recevoir les documents de mise en route, le ministère m’a annoncé, sur le ton laconique habituel de l’Administration, que mon départ pour Le Caire était annulé mais qu’en échange, on me proposait le lycée Charles-de-Gaulle de Baden-Baden. Il est vrai qu’étant aussi germaniste, c’était un poste qui correspondait à mon profil…De plus, ayant été VSNA de fraîche date, se retrouver parmi les militaires des Forces armées françaises d’Allemagne, ne devait pas trop être une surprise!
J’ai donc refait le salut militaire, un peu forcé, au départ du moins. À Baden-Baden, mes voisins étaient une famille de gendarme
bien sympathique. Le logement était fourni automatiquement avec le chauffage, l’électricité et l’eau. Une somme minime était prélevée chaque mois sur mon bulletin de salaire. J’avais, de surcroît, accès au mess des officiers pour tous les repas. Autrement dit, les conditions étaient plus que favorables pour le jeune enseignant que j’étais. En plus, Baden-Baden est une ville-jardin fort agréable, au pied de la Forêt Noire, offrant une multitude de balades et de découvertes champêtres.
Au lycée, mes classes étaient plutôt des classes de premier cycle de la 5e à la 3e. Les élèves étaient en majorité des enfants de militaires ou d’employés de la base, mais pas exclusivement, ce que j’aimais bien.
Au premier rang de ma classe de 4e, il y avait une jeune élève qui me fixait continuellement, mais qui restait plutôt silencieuse en classe. Quand je croisais son regard, il y avait quelque chose que je n’arrivais pas à définir. Cela a fini par m’intriguer un tant soit peu. Or, une nuit, une semaine plus tard, la vérité m’est apparue. Ne s’agissait-il pas de mon élève allemande de Casablanca? Pourquoi, n’avait-il pas été possible de m’en apercevoir plus tôt? La raison est simple. Mesurez le changement qui s’opère sur une jeune adolescente, en l’espace de deux années! Nous étions encore au début de l’année scolaire. Il faut toujours un certain temps pour connaître tous les noms des élèves ou encore pour savoir d’où ils viennent.
Le lendemain matin, en retournant dans la classe de quatrième, j’ai tout de suite posé la question à ma jeune élève. La coïncidence avait voulu que c’était bien mon ancienne élève de 6e au lycée Lyautey. Timide, elle m’avait reconnu dès le premier jour, pensant que moi aussi je la reconnaissais!
II. Une simple histoire de recrutement
D’un pays à l’autre, de tels hasards sont rarissimes. Du moins, c’est ce qu’on pourrait croire. Eh bien non: voici d’autres témoignages vécus.
Après deux années passées à “Vientiane International School” au Laos, il était temps de briguer un autre poste. Dans le milieu enseignant des établissements internationaux de langue anglaise, il existe des foires annuelles de recrutement. La première de chaque année a lieu à Bangkok. Venant de la capitale laotienne, l’occasion était d’autant plus facile. Donc, dans un grand hôtel situé sur la rive fluviale du Chao Phraya, j’allais d’interviews en interviews, comme s’il s’agissait de faire une pêche au gros poisson. La comparaison n’est pas totalement inadéquate, vu qu’à Vientiane on attrapait parfois des poissons-chats géants dans le Mékong, “la Mère des eaux”!
Cette pointe d’humour permet de rebondir sur les touches que l’on fait à l’occasion des recrutements. Effectivement, la ligne que j’avais lancée avait fait une touche qui semblait prometteuse. Pour la deuxième fois consécutive, le chef d’établissement et le Highschool Principal d’une grande école de Tunis, tenaient à me revoir immédiatement.
Inutile de s’étendre davantage sur la suite de cet épisode: peu après ce second interview, je signais mon contrat de recrutement.
Et c’est à partir de ce moment-là que ce diable de hasard a lancé ses dès. Le numéro trois est sorti gagnant.
Parmi tous les chasseurs de postes, il y avait un couple de Canadiens qui étaient avec moi à Vientiane. Nous nous connaissions en tant que collègues, mais sans plus. Or, j’apprends que tous deux étaient également nommés à l’école internationale de Tunis. Il est toujours plus difficile pour un couple d’obtenir conjointement deux postes dans le même établissement.
Le chiffre trois annoncé pourrait laisser croire que c’était bien l’aboutissement de ce nouveau phénomène du hasard…
Disons d’abord, qu’à partir de ce moment-là, ces collègues et moi sommes tous trois devenus de grands amis. Nous le sommes restés d’ailleurs. On peut donc remercier une nouvelle fois le hasard.
Ce n’est pourtant pas la fin de cette seconde anecdote.
À la rentrée suivante, nous voici donc à “l’American Cooperative School” de Tunis (ACST). Or, parmi les nouveaux recrutés, j’ai la surprise de revoir un couple d’enseignants américains qui étaient avec moi à l’école internationale de Kuala Lumpur (ISKL), où j’avais enseigné pendant de nombreuses années!
La même histoire de hasard a donc scellé une nouvelle fois une vieille amitié par le biais de regroupement incongru.
Ne perdons donc pas le décompte: nous en sommes à deux tours du hasard. Évidemment, le calcul donne au total le chiffre cinq, sans compter les chiens et les chats! Mais il n’y avait pas d’enfants dans le décompte.
Une année scolaire s’est achevée. De nouvelles têtes sont arrivées; de nouveaux élèves aussi.
À Vientiane, j’avais eu, pendant deux années consécutives, une des filles du consul des États- Unis; une excellente élève. Au moment où nous quittions l’école internationale de Vientiane, ce diplomate était rappelé au State Department de Washington D.C., évidemment avec toute sa famille composée d’une épouse thaïlandaise et de trois filles.
Un an plus tard - “l’année du printemps arabe” - il était en poste à Tunis!
Il y avait environ six cents élèves à ACST. Et cette fois-ci, la sœur ainée de mon ancienne élève de Vientiane, se retrouvait dans une de mes classes.
J’ai parlé de triple hasard. En fait, il y en a eu un quatrième. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite. Il a même fallu plusieurs mois, à l’occasion d’un voyage dans le Grand Sud tunisien, pour que je m’en rende compte.
À l’école internationale de Manille (ISM), une de mes collègues, française et cheffe du département des langues étrangères, avait pour élève un adolescent français qui vivait seul avec son père aux Philippines. Or, voilà qu’au cours de la première année à Tunis, j’ai tout à coup réalisé que je les connaissais depuis les Philippines! C’était à l’occasion d’un séjour dans un hôtel de Douz, dans le grand erg oriental. Ce garçon était un élève de mon collègue canadien!
Que de telles coïncidences existent d’un bout à l’autre de la planète, paraît peu vraisemblable. Et pourtant!
III. Improbable désert
Voici encore d’autres histoires de rencontres incongrues, faites au cours de voyages.
Pendant mes années de coopération en Algérie, deux épisodes similaires, assez surréalistes, me reviennent en mémoire.
Une fois, avec un couple d’amis coopérants à Biskra, nous avions décidé de partir en voyage dans le Hoggar. Ce périple devait se faire en deux temps. Tout d’abord, il fallait prendre la voiture pour aller à Ghardaïa, ce qui représentait 575km, soit plus de 7h de route. Ensuite, on prenait le vol journalier reliant Alger à Tamanrasset qui faisait escale dans le M’zab. Arrivés dans le Hoggar, nous avions réservé un guide et une Land-Rover pour nous rendre dans le massif de l’Assekrem à l’ermitage du père de Foucault et passer la nuit au refuge à 3000m d’altitude. Comme bout du monde, on peut difficilement trouver mieux. Le soir venu, comme il se doit, nous faisions table commune à l’auberge. Ce soir-là, il y avait un petit groupe de méharistes français. Parmi eux, et contre toute attente, n’y avait-il pas un couple d’Aixois que je connaissais très bien?
Une seconde fois, j’étais parti seul en voiture de Biskra à El Menia (anc. El Goléa) où se trouve la tombe du père de Foucault. Ce trajet représente environ 800km à travers le Sahara, soit une dizaine d’heures de conduite. Sur la route du retour, environ à mi-chemin, entre Ouargla et Touggourt, la route goudronnée est l’une des plus droites qui existent. Comme la circulation y est plutôt rare, on a tendance à rouler vite. Or, voici qu’à l’horizon, le point se rapprochant dans le sens opposé, ressemble à une bicyclette! Un mirage? Mais non, c’est véritablement un vélo! Instinctivement, je ralentis un peu. Au moment où le croisement s’opère, en l’espace de quelques secondes, je m’aperçois que c’est un cycliste européen, et que…non, ce n’est pas possible… je le connais! Je fais demi-tour un peu plus loin et pars à sa poursuite, alors qu’il continuait, imperturbable, son bonhomme de chemin! Je le rattrape. Je klaxonne, lui faisant signe de s’arrêter. Alors, sur une dune voisine, nous nous reconnaissons. Lui était vétérinaire. Je l’avais connu dans le nord de l’Algérie, et maintenant il avait décidé de traverser toute l’Afrique à bicyclette jusqu’au Cap!
IV. Bouts du monde?
Pour bien montrer ces hasards du destin, voici une dernière rencontre improbable, faite également à un autre bout du monde.
J’étais alors en poste à Bornéo, plus précisément au Kalimantan oriental, qui fait partie de l’archipel indonésien.
Au cours d’une période de vacances scolaires, j’étais parti avec un couple de collègues visiter les îles aux épices (les Moluques). C’était la fin du périple et nous revenions au Kalimantan en passant par les Célèbes (Sulawesi). Le vol en provenance d’Ambon, capitale des Célèbes, faisait escale à Ujung Pandang (Makassar). Nous attendions donc le prochain vol vers Balikpapan, assis dans une petite salle ouverte sur la piste de l’aéroport. Nous lisions pour passer le temps. Puis, à un certain moment, il y a eu un brouhaha annonçant l’arrivée d’un petit groupe. Or ces voyageurs étaient un groupe de Français qui devaient embarquer dans une salle à l’arrière de la nôtre à destination de Jakarta. À un moment donné, je me retourne instinctivement et, l’espace d’un quart de seconde, je reconnais vaguement - semble-t-il - une silhouette féminine qui, déjà, me tournait le dos! Impossible!…Mon sang ne fait qu’un tour et je me précipite vers l’autre salle pour vérifier. Bon sang! Mais oui, cette petite dame qui est là parmi les autres , je la connais bien! Non seulement, j’avais déjà fait un voyage en sa compagnie aux États-Unis, mais elle était aussi Arlésienne. Il s’agissait en fait de la fondatrices des éditions Actes-Sud. Évidemment, elle était tout aussi surprise que moi, mais nous avons pu échanger quelques mots avant que chacun de nous ne parte dans sa direction. Elle revenait d’un voyage en pays Toraja et était sur le chemin du retour vers la France.
Quelques années plus tard, résidant alors à Kuala Lumpur, j’étais parti en Nouvelle Zélande aux vacances de Noël avec des amis malaisiens. À la fin du séjour, nous faisions une brève escale à Sydney sur le chemin du retour. Nous venions de poser nos bagages à un hôtel situé à proximité de Chinatown. Nous avons alors décidé de faire une promenade au centre-ville. Nous flânions tous les trois le long de Darling Square, quand tout à coup, nous nous sommes trouvés nez à nez avec une amie arlésienne, accompagnée de sa fille! Il se trouvait que mes amis malaisiens la connaissaient très bien, puisqu’ils l’avaient rencontrée - de manière tout aussi incongrue - devant les tours Petronas, une année plus tôt! Plus improbable encore, nos deux amies, avaient le même hôtel que nous! Elles arrivaient directement de France pour passer des vacances en Australie et nous, nous étions là en escale seulement! La probabilité mathématique d’une telle rencontre doit être proche du zéro.
Hasard, quand tu nous tiens! … Cette multiplication de moments forts est renversante. Le souvenir reste gravé dans la mémoire. Car ces moments-là créent une sorte de complicité tellement marquante que, bien souvent, elle renforce des liens qui s’étaient distanciés.
Alors comment ne pas remercier le hasard! Cette fortune qui intervient toujours dans des moments aussi improbables.
En vérité, le hasard fait parfois bien les choses.
Christian Sorand
À propos de l’auteur:
Quand on a décidé de se soustraire à l’activité contraignante du travail, se pose alors la question de savoir s’il ne serait pas bon de se réfugier parfois dans la lecture et l’écriture.
Linguiste de formation, polyglotte, l’auteur a longtemps été un enseignant voyageur, en poste aux quatre coins de la Terre. Photographe, un brin passionné d’ethnologie, il troque parfois son appareil—photo contre une plume légère qu’il fait virevolter ici et là au gré de l’inspiration ou d’improbables rencontres.
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